Bruegel l’Ancien. Puissances de vie de la peinture

Philippe et Françoise ROBERTS-JONES, Bruegel, Flammarion, 2020, 352 p., 35 €, ISBN : 978-2081519152

roberts jones bruegelL’art de peindre est affaire de regard. Un tropisme du voir en direction de la complexité du monde. L’art de raconter, de mettre en perspective que déclinent Françoise Roberts-Jones et Philippe Roberts-Jones (décédé en 2016) dans leur monographie sur Bruegel est l’œuvre de deux historiens de l’art doublés du regard du poète. Dans cette nouvelle édition d’un ouvrage majeur paru en 1997, au fil d’une abondante iconographie dont on saluera la qualité des reproductions, on découvre non seulement une monographie de Pierre Bruegel l’Ancien mais l’affirmation d’une méthodologie, d’une pratique et d’une pensée de l’histoire de l’art.

Situant le peintre brabançon à la croisée  du « mystère médiéval et de l’humanisme de la Renaissance », les auteurs questionnent tout à la fois la genèse de l’acte créateur bruegelien et le contexte politique, religieux, social et artistique dans lequel il s’inscrit. Porté par une érudition joyeuse, un questionnement de la composition graphique et un dialogue trans-séculaire, l’ouvrage descend à bras-le-corps dans la vision du monde traduite dans la quarantaine de tableaux, les dessins, les gravures de celui dont la vie ne nous est parvenue que sous une forme lacunaire.

Comment lire le visible ? Comment laisser le voir s’exprimer en mots sans le rabattre sur le lisible ? Art du détail, de la miniature, génie paysagiste, création d’un style personnel novateur sur fond d’une maîtrise de la tradition, filiation et rupture avec Jérôme Bosch, émancipation par rapport au Primitifs flamands, aux maîtres italiens, importance du voyage en Italie, analyse de l’imaginaire bruegelien, de la manière dont il évoque son temps, s’en empare, dont il en ausculte les changements et les troubles, attention à son observation de la nature, des cycles des saisons, du temps qui passe, approche de sa postérité, de l’universalité d’une œuvre de génie en laquelle chaque époque puise un enseignement, une extase visuelle, la nôtre en particulier, tant ses crises paroxystiques riment avec celles qui traversèrent le 16e siècle… Bruegel nous immerge au cœur de l’expérience esthétique, celle du créateur, celle du récepteur. Par l’approche des thèmes («  l’enfer et le ciel », « la nature et l’homme », « la condition humaine et la société »), par l’étude de l’image bruegelienne, de ses sources, de sa richesse, des querelles entre exégètes, la synthèse picturale, le trait et la couleur du Portement de Croix, du Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à l’oiseau, de La tour de Babel, des dessins, des gravures surgissent devant nos yeux, affleurant dans les tempêtes de lumière jaune, dans les jeux des matières, des brumes du Nord, des cieux enneigés, de la composition des plans. De nombreux écrivains, poètes ont été inspirés, habités par Bruegel, Émile Verhaeren, Ghelderode, Yourcenar, Dominique Rolin, Aragon, Gottfried Benn, Huxley, William Carlos Williams… C’est Artaud, rappellent les auteurs, qui, dans Le théâtre et son double, a perçu dans la scénographie bruegelienne de la cruauté, des flammes de la mort et des paraboles de la vie quotidienne, un « théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour s’exprimer ». Dans le tableau Dulle Griet, Antonin Artaud décèle combien « de toutes parts le théâtre y grouille ».

Quand ils évoquent la complexité expressive de Bruegel, la diversité de ses registres — sensible et spirituel —, quand ils abordent les effets esthétiques produits sur le spectateur, Françoise et Philippe Roberts-Jones conjuguent le regard de l’historien de l’art et celui de l’écrivain, du poète, attentif à maintenir l’univers bruegelien dans l’ouvert, à ne pas dicter au lecteur une perspective de lecture au détriment des autres, à le laisser choisir entre la voie de l’interprétation picturale et celle d’un voir étranger à toute herméneutique. Comme Icare, le spectateur peut préférer l’immersion-noyade dans les flots. Leur conception théorique et pratique de l’histoire de l’art se voit condensée à la fin de l’ouvrage : « Vouloir emprisonner un créateur dans l’histoire, c’est le tuer ». L’histoire de l’œil à laquelle ils nous convient n’enferme pas le monde des formes dans une grille historienne mais laisse la puissance créatrice danser dans l’inépuisable. La peinture rugir dans la vie.

C’est donc le résultat, l’œuvre et son auteur, en l’occurrence Bruegel qui importe, bien davantage que le contexte dans lequel il s’épanouit ou contre lequel il s’insurge car, sans récepteur, aucun écho et, sans sa spécificité, aucun angle de vue, aucun relais créateur.    

Véronique Bergen