Marguerite YOURCENAR, Les songes et les sorts, Gallimard, coll. « Folio 2 €», 2020, 130 p., 2 €, ISBN : 9782072877308
Dans Mémoires d’Hadrien, L’œuvre au noir, Marguerite Yourcenar se penche sur la matière des songes, analysant l’activité imaginaire des dormeurs, mais c’est dans Les songes et les sorts paru en 1938 qu’elle explore la nature de la vie onirique. Depuis le rivage de la veille, elle retranscrit avec la plus grande fidélité vingt-deux songes qui ont peuplé sa vie nocturne. S’adonner à l’écriture implique souvent d’être ouvert aux productions de l’inconscient, au nombre desquelles les rêves. En fonction de leur contenu apparent, ces songes se répartissent en divers cycles, ceux du père, de l’église, de la mort, de la terreur… dont elle suit les images, la construction, les récurrences avec l’attention de qui, tout en étant éveillé, demeure branché sur cette sphère échappant à la maîtrise de la conscience.
Là où Hélène Cixous se laisse traverser par des rêves qui poussent dans son dos, qui débarquent dans le texte en train de s’écrire, Yourcenar choisit la voie de la reconstitution sous le mode de la reprise active de ce qui s’est joué. Cixous se tient sous la dictée des songes, Yourcenar fait appel à l’alliance de la mémoire involontaire et de la mémoire volontaire. La préface balise sa méthodologie : écarter les « rêves physiologiques », trop directement sexuels, les songes recyclant des bribes du quotidien, les rêves par trop ordinaires communs à nous tous (lévitation, course poursuite, exhibitionnisme…) et s’attacher à fournir, non une clé des songes, mais un échantillon de rêves en lesquels s’exprime parfois le sort. C’est pour eux-mêmes, pour « la frappe d’un destin individuel imposée au métal du songe », que les songes importent. Ils permettent de s’ouvrir à un continent mystérieux dont le monde des hommes affairés n’a que faire.
Aux rêveurs d’exception correspondent des songes taillés dans une alchimie intense, songes que Yourcenar compare à des « pierres météoriques tombées de son monde intérieur » qui exhalent une beauté, une profondeur minéralogique infiniment plus complexe que ce que peuvent en tirer les grilles freudiennes, les méthodes d’interprétation.
Prodigieuses cathédrales bâties sur le foisonnement des images, « Les Chevaux sauvages », « L’Avenue des décapités », « La Route au crépuscule »… livrent des récits nocturnes, cauchemardesques ou féeriques, où apparaissent le père de l’auteur, un cheval volant, le cadavre d’un enfant, des lieux vénitiens, des églises. Comment retranscrire ses rêves ? En étant leur scribe. Sans intervenir sur le matériau livré, Yourcenar retrace les séquences des songes, leurs couleurs, leurs architectures. Si sommeil et songe livrent un je ne sais quoi du royaume de la mort, c’est avant tout une poétique de l’onirique qui la guide : mettre en mots l’existence nocturne, c’est refuser de laisser tomber les songes dans l’oubli, c’est écouter les cristallisations si proches de l’activité poétique que notre esprit produit quand il s’abandonne à Morphée.
Parmi les vingt-deux songes recueillis pour la plupart entre la 28ème et la 33ème année, formant un échantillon du tissu onirique de l’auteur, un seul rêve récurrent, oppressant, remonte à l’enfance, le rêve de l’étang, qui s’obstine à revenir, apportant son noyau central et ses variantes périphériques.
C’est la mouvance des rêves, la plasticité de leur géologie, leur indifférence au temps, à la division entre personnes qui ont dû fasciner celle qui a embrassé la vie de l’Histoire, la grande aventure des civilisations et des règnes du vivant, une vie et une aventure dans lesquelles on trouve ce principe d’expansion psychique propre à l’onirisme.
Véronique Bergen