Georges RODENBACH, Le carillonneur, Préface de Frédéric Saenen, Névrosée, 2020, 325 p., 16 €, ISBN : 978-2-931-048405
Sous les signatures respectives de Georges Rodenbach, Jean Muno, Jean-Baptiste Baronian, Horace Van Offel et Jacques Henrard, ce ne sont pas moins de cinq romans que la jeune éditrice Sara Dombret met à disposition des lecteurs attachés au patrimoine de la littérature belge de langue française. Sous le label « Les sous–exposés », cette nouvelle collection constitue, au sein des Editions Névrosée, le « double masculin » de « Femmes de lettres oubliées », complétant ainsi l’offre patrimoniale littéraire constituée par Espace Nord, les éditions Samsa et, bien sûr, les publications de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique.
On pourrait théoriser à l’infini sur les origines d’un certain désamour des lecteurs belges pour leur littérature patrimoniale. On peut aussi, et c’est la démarche énergique qu’adopte Dombret, agir et partir à la recherche des œuvres qui mériteraient une nouvelle chance. Après avoir identifié les ayant-droits de celles-ci, il « suffit de » se lancer dans la réédition, la diffusion et la distribution des titres ainsi identifiés.
Parmi ceux-ci, Le carillonneur de Georges Rodenbach démontre singulièrement la pertinence de la collection. De l’écrivain tournaisien on connait Bruges-la-Morte, on sait qu’il fut poète et dramaturge (le premier écrivain belge à figurer au répertoire de la Comédie française !), et que Marcel Proust, qui admirait son œuvre, s’est inspiré de son dandysme pour certains personnages de La recherche. On imagine le destin littéraire de l’écrivain s’il avait survécu à l’appendicite qui mit fin à ses jours à l’âge de 43 ans…
Un des protagonistes essentiels du Carillonneur, paru un an avant le décès de son auteur, est la ville de Bruges. Rodenbach semble en avoir exploré – davantage encore que dans Bruges-La-Morte – le potentiel dramatique et symbolique. Le personnage principal, Joris Borluut, est architecte. Un concours public l’a désigné pour la charge de carillonneur, – N’était-il pas juste que le carillonneur fût choisi ainsi ? Le carillon, en effet est la musique du peuple… Le premier chapitre du roman contient en puissance le destin de celui qui emporta la charge, à l’unanimité du peuple enthousiaste qui assistait au concours sur la Grand place de Bruges. Au moment où Joris Borluut reçut la clé du beffroi, signe de ses nouvelles fonctions, ce fut comme s’il venait de prendre en main la clé de son tombeau.
À partir de là, Rodenbach déploie son récit : Joris est partagé entre deux amours que lui inspirent les deux filles de son ami, le vieil antiquaire Van Hulle : Barbe (catholique et violente…) qu’il épousera, et avec qui il ne sera pas heureux, et Godelieve (mystique et douce…) qui lui inspire un amour spirituel et obsédant. Le déchirement entre ces deux versants du sentiment amoureux se reflète dans la confrontation entre deux projets d’urbanisme à laquelle la ville est soumise. D’une part, le modernisme avec la construction d’une gigantesque installation portuaire, Bruges-Port-de-Mer, défendu par l’urbaniste Farazyn; d’autre part, prôné par Boorlut, le respect de la tradition, de l’Histoire et de la culture, l’art et l’idéal, la beauté de la ville. Boorlut préconise d’utiliser le budget colossal des travaux de modernisation pour acheter, rassembler, tous les Primitifs flamands qu’on ne verrait plus qu’à Bruges. Nous ne dirons pas ici ce qu’il advint du projet urbanistique, des manœuvres pour le faire aboutir, y compris en n’honorant pas des contrats municipaux avec des artistes, comme le peintre Bartholomeus.
Nous ne dirons pas non plus ici le destin que le romancier réserve au carillonneur à la fin du roman. Comme dans les chapitres célébrant le carillon, il y a là des pages d’anthologie, d’une incomparable intensité dramatique et lyrique.
Le carillonneur démontre combien le patrimoine littéraire belge francophone mérite, ici comme dans les autres collections indiquées plus haut, d’être proposé au public qui découvrira quelques-unes de ses œuvres majeures. Ce roman est accompagné, comme tous les ouvrages parus dans la collection « Les sous-exposés », de préfaces éclairantes confiées à des écrivains contemporains (Luc Dellisse, Guy Delhasse, Jean-Baptiste Baronian…). Frédéric Saenen signe celle du Carillonneur.
Jean Jauniaux