Une sérénité incertaine

Un coup de cœur du Carnet

Daniel DE BRUYCKER, Neuvaines 7 à 9, MaelstrÖm, coll. « Poésie », 2020, 239 p., 16 €, ISBN 978-2-87505-365-7

de bruycker neuvaines 7 à 9Troisième et dernier tome des Neuvaines, le nouveau livre de Daniel De Bruycker offre avec les deux précédents assez de similitudes pour ne pas déconcerter le lecteur, et assez de différences pour éviter une impression de monotonie. On y redécouvre à chaque page cette attitude modestement « philosophique » devant l’existence, non l’énoncé d’une doctrine, mais une sagesse empirique mêlant fatalisme et stoïcisme. Y dominent les thèmes de la quotidienneté bienvenue, de la frugalité, du cheminement, de la solitude librement consentie – on l’a dit, il y a quelque chose de monacal dans cette démarche. Revient souvent le motif du logis, du chez-soi, suggérant le désir de (re)trouver sa juste place dans la complexité du monde. « Vivre est si simple ! », lit-on, affirmation rare dans la poésie contemporaine… Toutefois, il ne s’agit nullement d’assurance ou de confiance béate. À de nombreuses reprises pointent des sentiments de non-certitude, d’ignorance ou d’impuissance, que signalent le recours à la forme interrogative, à la figure du paradoxe, à l’hésitation, au « peut-être ». Tout ce style de vie et de questionnement trouve à la fois son expression idoine et sa justification dans la pratique inlassable, vitale, de l’écriture poétique, où sans fin se relance la dialectique entre le connu et l’inconnu, l’accepté et l’éludé. Ainsi le vécu ne se soutient-il pas de lui seul. Il est mis en balance continuelle avec ce qui lui échappe et que pourtant il nourrit : la poésie en travail. Neuvaines tient à la fois de la quête du sens existentiel, d’un journal intime au « moi » introuvable, de l’exercice spirituel, des grandes manœuvres verbales.


Lire aussi : nos recensions de Neuvaines 1 à 3 et 4 à 6


L’impression prévaut, à première vue, d’une sorte d’harmonie ou d’apaisement général. Mais les choses ne sont pas si simples. L’architecture « obsessionnelle » de la trilogie (9 livres contenant chacun 9 suites de 9 poèmes de 9 vers) n’est-elle pas là pour conjurer quelque anxiété secrète ? Quant au volume trois, il débute par une démonstration arithmétique selon laquelle la cohérence de l’édifice repose sur la « preuve par neuf ». Une pirouette lui substitue ensuite la « preuve par le neuf », c’est-à-dire par la nouveauté inhérente à chaque jour, à chaque page ; mais la foi dans un renouvèlement indéfini du vivable et du scriptible ne trahit-elle pas, elle aussi, un tréfonds anxieux ? Au vrai, le livre tout entier est surplombé par l’inexorable écoulement du temps, thème décliné en multiples variantes : alternance veille/sommeil, légende des trois sœurs Passée, Présente et Future, obstination de l’horloge, remémoration des aïeuls, de la mère et du père, pressentiment récurrent de la mort… « Deviens qui tu n’es pas / ce que tu es / mourir t’en défera ». Significatif, à cet égard, est le récent renouage de D. De Bruycker avec sa langue natale longtemps oubliée. Troublé par les poèmes de Stefan Hertmans, il écrit en flamand, sous le titre Vertaald, neuf textes d’une tonalité plus âpre, qu’il présente assortis de leur traduction française, et qu’il faut entendre non comme un retour vers le passé, mais comme la revenue du passé dans le présent.

Il est une autre dimension plus affirmée dans le présent volume : celle du jeu. Sous le titre Reallexikon se succèdent neuf calligrammes qui évoquent la marelle, le dé, diverses figures de géométrie, jusqu’à la quadrature du cercle ! Plus loin, c’est la silhouette d’un vase que dessine un texte sur la rose et le porte-fleur, ou encore un poème en forme d’œuf. Il est aussi question de théâtre, quand se confondent Entrée des artistes et Sortie de secours… Le jeu sur le chiffre 9, on le sait, n’est pas le moins flagrant, qu’il s’agisse de l’expression « neuf pieds sur neuf » qui évoque en japonais la hutte d’un ermite, d’une originale « légende des neuf » – insolite cosmogonie à l’envers –, ou de l’idéogramme conclusif « neuf neuf égale un ». La drôlerie verbale est également de la partie : « le monde est un réseau, mais c’est un réseau pensant », « le poème que chacun peut comprendre / n’est pas un poème / mais la notice du grille-pain », « haut dans le ciel passent des touristes ». Ainsi le malicieux et le ludique traversent-ils le livre de part en part, le préservant de toute lourdeur penseuse…

Les Neuvaines de D. De Bruycker peuvent être lues soit comme un travail de barrage contre le mal-être et l’angoisse, soit comme la démonstration d’une victoire acquise sur ces dysphories. Pour le lecteur, il est difficile de trancher. Ce ne serait d’ailleurs pas avisé : chaque poème est à sa façon une petite victoire, mais celle-ci n’est que provisoire, chainon d’une longue discipline journalière où l’écriture et la vie s’épaulent mutuellement.

Daniel Laroche