Le lever des astres sous-exposés

Jacques HENRARD, Du bleu dans les nuages, préface de Guy Delhasse, Névrosée, coll. « Les sous-exposés », 2020, 146 p., 14 €, ISBN : 978-2-931048-32-0

henrard du bleu dans les nuagesAux côtés de la collection « Femmes de lettres oubliées », les éditions Névrosée ont créé une nouvelle collection, « Les sous-exposés ». Non pas, à proprement parler, les auteurs oubliés, mais des écrivains tombés dans le purgatoire, dont la visibilité est vacillante, dont l’existence dans les circuits de la reconnaissance officielle est clandestine. Un geste de renaissance qu’on louera pour deux raisons. D’une part pour la découverte de plumes, de titres épuisés, inédits, relégués dans l’invisible, d’autre part pour le retour critique qu’il autorise sur les mécanismes (tout à la fois aléatoires et formatés) de promotion culturelle de certains auteurs médiatisés de leur vivant et de la mise à l’ombre des autres. On peut qualifier de loi, voire de constante fondamentale du paysage littéraire, du champ artistique en général, les changements de signe qui affectent  la  renommée. Des notoriétés éclatantes de manière anthume sombrent dans le néant quand sonne l’heure posthume. Et, parfois, inversement, les maudits de leur vivant jouissent d’une gloire que seule leur mort leur confère.

Écrivain (L’écluse de novembre, prix Rossel en 1965, Le carré blanc…), dramaturge (Les seigneurs, La maison du prêtre, Le bal des belles…), essayiste (Le marcheur à genoux), critique d’art, Jacques Henrard (1920-2008) articule son roman Du bleu dans les nuages autour d’une poésie de la vie quotidienne. Tenant un magasin dans un village, la narratrice opère un retour sur son existence. Une existence qui appartient précisément à une population « sous-exposée », et par là même surexposée aux désastreuses décisions prises par les technocrates de Bruxelles.

« Un magasin, c’est quasi un confessionnal », un microcosme, un lieu de rencontre entre les villageois et les nouveaux habitants citadins implantant leur résidence secondaire. Si les sortilèges et vapeurs de sorcellerie de Comès sont absents, la composante des conflits entre voisins, des brouilles ancestrales entre familles relie Henrard et l’auteur de Silence. Des résidents venus de la ville ne comprenant rien à la vie des champs, des forêts, des animaux, saccageant la nature à la mobilisation du village contre un grand projet néfaste dicté par des eurocrates, à savoir la construction d’un barrage qui noie villages et hameaux, champs et bois, Du bleu dans les nuages ausculte le sismographe des relations humaines, les drames sentimentaux, les tragédies politiques.

On voulait nous noyer avec tous les villages voisins pour construire un barrage et une centrale électrique. De l’eau à trente mètres de hauteur, jusqu’à la chapelle Saint-Roch. Sans nous demander notre avis, on nous annonce ça un beau matin (…) Décider ça comme ça, vous vous rendez compte ? Des gens de Bruxelles qui ne sont même pas nés dans le pays, qui n’y ont peut-être même jamais mis les pieds et qui nous envoient sous l’eau, en faisant un petit dessin.

Paru chez Dricot en 1985, épuisé depuis lors, ce roman affronte au fil d’un style concis, d’une écriture économe, la question de la noyade des « petits », des « vies minuscules », des sous-exposés qui ripostent à la destruction politique de leur vie par des oligarques. Une prose claire et légère pour décrire les mises à l’ombre et les profondeurs des blessures infligées tant par des politiciens, des multinationales cyniques que par les aléas de la vie. Un roman bienvenu à une époque où les autorités et les instances supra-nationales imposent à la société civile des décisions politiques, économiques, sociales, culturelles, écologiques qui vont dans le sens d’un amoindrissement des libertés, d’un bâillonnement des voix des citoyens.

Véronique Bergen