Jacques DE DECKER, Théâtre, Édition établie et présentée par Paul Emond, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2020, 432 p., 20 €, ISBN : 9-782803-200559
Une œuvre ne se laisse pas réduire à l’effet immédiat qu’elle a produit lors de sa première apparition : ni dans l’espace sociologique, ni dans la mémoire de ceux qui l’ont côtoyée. Il faut y ajouter la lumière qui naît d’une entreprise créatrice quand elle échappe aux circonstances originelles et qu’elle entre dans la durée. S’agissant de Jacques De Decker, se souvenir de son talent de chroniqueur, de romancier, de débatteur – et d’incomparable ami pour ceux qui ont pu jouir de sa fréquentation régulière – ne suffit pas. On risque de manquer le cœur du personnage, le centre de sa pensée, et de rester aveugle à l’essentiel.
L’illusion rétrospective, par laquelle les auteurs du passé apparaissent dans une perspective favorable due au tri des générations, nous empêche trop souvent de voir que le grand courant artistique et intellectuel qui soutient l’aventure humaine en y introduisant de la beauté et du sens n’est pas interrompu, même si son parcours est souterrain. Et parfois la mort brutale d’un auteur contemporain, d’un auteur que nous avons connu vivant, produit un choc salutaire, une soudaine lueur qui révèle, d’une figure à la fois connue et méconnue, la valeur comprimée.
Chacun d’entre nous, songeant à ce que fut pour lui Jacques De Decker, et prenant dans ses mains, pour le lire, le volume de son théâtre complet, pourrait s’écrier, malgré la différence radicale des circonstances et des protagonistes, la phrase de Degas revenant de l’enterrement de Manet : « Nous ne savions pas qu’il était si grand ».
Nous avions pourtant eu toutes les occasions de le savoir. Ses pièces ont été jouées souvent, et elles ont toutes connu une édition courante. Leur capacité à démasquer le visage d’une époque et le piège d’une vie sociale trop intégrée et trop docile, au moyen de dispositifs construits et de dialogues brillants, était diversement accessible à tous. Dans le même temps, les romans poursuivaient cette mise en abyme de la dramaturgie du quotidien par leur organisation scénique très apparente, à commencer par La grande roue, dont la structure en série binaire, directement inspirée de La ronde de Schnitzler, manifestait l’aisance créatrice d’un auteur très savant, très sensible et très intelligent – triade indispensable pour avoir une chance de réussir une œuvre majeure.
Il est possible à présent d’unifier la multitude des apparitions, des interventions, des créations, des publications de Jacques De Decker sous le terme global qui seul rend compte de sa singularité : l’excellence.
Excellence ne qualifie pas seulement la réussite de chacune des cinq grandes pièces réunies ici (Petit matin, grand soir, Jeux d’intérieur, Tranches de dimanches, Fitness, Le magnolia), mais aussi et plus encore, leur cohérence, c’est-à-dire la vision d’ensemble, l’organisation volontaire et assumée de différentes facettes de la vie, de différents habitus sociaux, en une seule cérémonie de dévoilement et de démystification de la comédie humaine. Il en ressort l’impression d’une vérité joyeuse et amère à la fois (combinaison difficile), et plus encore, la figure d’un moraliste sans concession et la trace d’une liberté totale de jugement et de forme.
Ces cinq pièces, qui sont six en quelque sorte (car Petit matin a eu une existence autonome avant de revenir sur scène, vingt et un ans plus tard, enrichi d’une deuxième manche, Grand soir), proposent une vision originale, critique et tendre de l’aventure contemporaine. Elles sont toutes réussies, joyeuses, graves, efficaces. Mais leur rassemblement, leur effet d’enchaînement, fait surgir un sens plus profond. Chacune d’elle, prise dans son ordre chronologique, ricoche sur la précédente, y prend une force cinétique accrue, et permet d’organiser une histoire complète, où défilent : la liberté comme mirage (Petit matin), l’ascèse du temps perdu (Grand soir), la mort comme révélateur (Jeu d’intérieur), les périls du quotidien (Tranches de dimanche), l’introspection truquée (Fitness), les faux effets de miroir (Le magnolia) comme les rebondissements d’une unique aventure.
On a pu dire que De Decker avait appliqué l’art du vaudeville à des sujets majeurs, plutôt que de pratiquer une modernité affichée pour traiter de sujets éphémères. Ce serait déjà une réussite frappante, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Ainsi, la singularité de Fitness, monologue se déroulant dans une salle de remise en forme, et où la machine à ramer est présentée d’entrée de jeu comme une sorte d’instrument de torture, ne tient pas à ce contexte pittoresque, mais à la forme circulaire, correspondant aux mouvements de l’entraînement, à la ronde fermée des 11 séquences, qui ramène le 1 du début au double 1 de la fin, « pour remettre le monde à l’endroit » (derniers mots de la pièce). De Decker dramaturge est un auteur très conceptuel, très organisé, créant des formes personnelles structurées qu’il utilise ensuite avec une parfaite aisance, une liberté d’allure qui ôte par leur légèreté de fait ce que la construction pourrait avoir de trop abstrait.
S’il y a une ligne de Jacques de Decker, elle est dans son théâtre, non parce que ses romans, ses essais seraient d’une moindre force, mais parce que chez lui, tout en somme est théâtre, et les autres aspects de sa création s’y rapportent, s’y connectent et y trouvent leur sens profond. Le théâtre est la pierre angulaire de sa vie, et si peu de temps après sa mort, il nous est donné l’occasion de le redécouvrir et de le vérifier.
Paul Emond, dans une belle et subtile introduction, ne s’est pas contenté d’une approche informative très détaillée : il y exprime un point de vue éclairant sur le sens général de cette création. Il établit au fil de son étude, avec une calme autorité, la connexion du théâtre de Jacques De Decker avec les réalités de la vie sociale, la part de jeu qui ne se laisse jamais réduire, le sens de la construction poussé parfois jusqu’à la virtuosité, le brio des dialogues. Il marque d’emblée que le théâtre est le levier universel de De Decker, et cite de lui cette phrase renversante : « Le théâtre est ma société secrète ».
Société secrète. Ce n’est pas une boutade de l’auteur, mais une clé précieuse, peut-être la clé unique, pour comprendre son entreprise, y compris le journalisme et le roman, y compris l’essai et l’action qu’il a menée à l’Académie, où il s’est investi, chaque fois, tout entier. Toujours, il s’agissait d’une interprétation stylisée de l’existence, cette représentation orphique du monde qu’évoque Mallarmé, dont on pourrait paraphraser la formule la plus célèbre, pour l’appliquer ici : « Tout au monde existe pour aboutir à la scène ». Pas n’importe quelle scène, bien sûr : celle de l’esprit qui s’objective dans des personnages inconnus d’eux-mêmes, avec des mots de tous les jours, sans pompe, sans tour de magie, sans théorie plaquée sur les faits.
Alors, sous nos yeux, à la lecture ou à la représentation, se joue le passage, impossible à voir à l’œil nu, entre ce que les gens sont et ce qu’ils croient être. Le théâtre de Jacques De Decker, c’est-à-dire en réalité son œuvre tout entière, est une dialectique incessante entre le faux ordinaire et le vrai malgré tout, que seul un microscope perfectionné peut saisir, pour lui rendre sa visibilité perdue.
Ne pas lire cette œuvre concentrée, ou croire qu’elle a déjà eu lieu, alors qu’elle reste à venir, consiste à penser que quand un artiste disparaît, son écriture cesse d’exister dans l’urgence du présent, pour devenir un moment révolu, une citation posthume. Croire cela, c’est imaginer que toutes les œuvres se valent, et que tous les auteurs sont des écrivains. Rien n’est plus faux : cette trajectoire-ci a quelque chose d’unique, cette création, efficace en temps réel, enfonce les valeurs admises et nous force à reconsidérer l’entreprise, et l’esprit qui s’y trouve, à leur hauteur véritable, parfaitement formulée par Jean-Baptiste Baronian : « Un demi-siècle durant, (…) Jacques De Decker a été, sans conteste, la plus importante figure du monde littéraire francophone de Belgique ».
La découverte d’un auteur par la lecture n’est pas une cérémonie d’hommage mais un acte vivant, un rendez-vous avec un être qu’on croyait connaître et qui dévoile soudain l’éclat d’une richesse ignorée. Il faut lire en continu le théâtre de Jacques De Decker, refaire avec lui le parcours de son écriture, nourrir ses personnages et ses situations de son propre désir, le rejoindre dans son imagination, ses rêves et ses regrets, pour échapper un moment au labyrinthe de notre propre ronde intérieure.
Luc Dellisse