Charbon actif

Gioia KAYAGA, Ensauvagement. Le petit livre de la colère, Maelström, coll. « Rootleg », 2020, 10 €, ISBN : 978-2-87505-373-2

kayaga ensauvagement« Je suis la somme des tourments de mes ancêtres.

Je suis née hantée. Je suis faite de ces nœuds noués serrés dans l’ADN, de toute cette colère qui a cru bon de se taire et qui se bouscule dans mon cœur, dans ma tête jusqu’à y prendre toute la place. »

L’ouvrage de Gioia Kayaga, comme son titre l’indique, est placé sous le signe de la colère. Publié aux éditions maelström dans la collection « Rootleg » qui se propose de publier « des radicaux livres », Ensauvagement se divise en plusieurs sections, dont les intitulés rendent visible un certain fil rouge : « Soufrière », « Magma », « Éruption », « Cendres » et « Lahar et Pouzzolane ». Ce petit livre de la colère délivre une colère incommensurable, avec force charges et sommations à l’encontre de quiconque serait trop paresseux, trop tiède ou trop mou au goût de Gioia Kayaga. L’autrice retrace dans ce livre son parcours émotionnel et personnel, en remontant à l’ADN de ses ascendants et, investie de cette « mission », elle se fait l’héritière et l’héroïne des voix tues.

Adressé à un interlocuteur en lequel Gioia Kayaga décèle et dénonce une forme d’hypocrisie, caractéristique qu’elle affirme ne pas posséder, ce livre se veut exemplaire, au travers d’une énonciation en « je » que l’autrice brandit avec fierté : « Ma garde-robe est clean, pas de marques, un maximum d’éthique ; je boycotte Nestlé, Coca et tous les fabricants d’obésité au détriment de la biodiversité ; je ne consomme pratiquement jamais de viande (viande de ferme, exceptionnellement toujours abattue par son éleveur clandestinement ; pas dans leurs abattoirs) ; je vais en manif, je milite […] ».

Haut en couleurs, truffé de contradictions comme l’est une colère qui diffuse ses rayons de toutes parts – dont les plus éclatantes apparaissent dans la section « Cendres » où l’autrice n’hésite pas à déterminer ce qui est « strictement interdit », ce qui est « permis », « autorisé » et ce qui ne l’est pas –, ce livre est une offensive à l’égard d’un système (qu’on peine parfois à définir tant Gioia Kayaga s’attaque à différentes sphères), de l’État et des petits fonctionnaires logés en tous et toutes. De ce point de vue, il est regrettable que, pour réclamer des droits légitimes et indispensables (notamment en matière de santé mentale, de travail, de criminalité ou d’enseignement), l’autrice n’hésite pas à faire appel à un système de « sanctions », de « punitions » ou à imaginer des « maisons de rééducation humanitaire », en perpétuant, sans doute inconsciemment, des initiatives politiquement insupportables qui ont fait et font encore leurs désastreuses preuves.

Ces « solutions proposées par [son] cerveau d’artiste de trente ans idéaliste » sont toutefois sous-tendues par des intentions louables : nous aspirons bien évidemment à un monde où chacun et chacune de nous est respecté, où les chamanes et les cartomanciennes ont droit de cité.

Ne se revendiquant explicitement d’aucune ambition littéraire, ce « radical livre » est à lire pour ce qu’il est : une autobiographie certifiée sincère et véritable, ponctuée d’avertissements et d’injonctions, une dissection de « [ses] tripes sur [n]otre table de nuit », un manuel programmatique de cessez-le-feu tout autant qu’une déclaration de guerre assumée, un règlement de comptes auquel nous assistons tour à tour voyeurs, hagards ou impuissants tant la dimension sociétale de chacune des communautés que l’autrice évoque est évincée au profit de l’essentialisation, une mise au point personnelle à défaut d’une mise au net politique. « Je m’énerve, je m’époumonne, j’enrage, je suis agressive, maladroite, je me trompe de cible, je suis excessive, je me sens malade… laissez-moi au moins ça. […] Plutôt disjoncter que se soumettre. ». Gioia Kayaga avertit, en fin de livre : « si vous m’approchez de suffisamment près, je pourrai lire votre âme, et je choisirai de vous laisser me câliner ou de vous dévorer. Je choisis, pas vous. », mais elle avait déjà prévenu au début du livre : « Je suis une brute et je vous emmerde. Merci ».

Charline Lambert