Le piéton du monde

Carl NORAC, Un verre d’eau glacée, Taillis Pré, 2021, 81 p., 14 €, ISBN : 978-2-87450-175-3  

norac un verre d eau glacéeRécompensé en 2018 par le grand prix Albert Mockel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique pour l’ensemble de son œuvre poétique, Carl Norac est aujourd’hui gratifié du statut de poète national. Mais c’est avant tout en poète transfrontalier qu’il aiguise son regard à la recherche d’un émerveillement toujours renouvelé. Celui qu’il capte dans les yeux des enfants qu’il croise à travers le monde.

En témoignent les albums pour la jeunesse qu’il publie depuis les années 1980, ouvrages traduits en de nombreuses langues et issus pour la plupart de ses multiples voyages du Grand Nord à l’Indonésie en passant par le Québec. Une poésie des carrefours qui puise aux sources des grands écrivains-voyageurs dont il se sent proche, Cendrars, Bouvier, Saint-Exupéry. Une poésie pour petits et grands dévoreurs de libertés, une poésie qui plie bagages dès qu’elle peut, à la recherche de cet or du temps que le poète-orpailleur tamise par les mots.

Excusez-moi : l’or du temps, j’en ai parlé cent fois.
Je croyais l’avoir trouvé dans une caresse de loutre,
allongé au fil de la rumeur d’une rivière,
sur le pli de son eau indolente et glacée.
Je pensais l’avoir agrippé un matin,
pailleté, dans un pincement de rêve…
Je fugue où la vie abonde,
voilà mon moins risible idéal,
ni mire, ni cible, ni absous de rien, ni féal,
sans alliage, je vais en homme libre
vers ce présent qui, dans mes yeux,
très lentement s’oxyde et n’appartient à personne.

Empruntant au poète Odilon-Jean Périer, cet autre piéton, le titre de son nouvel ouvrage, Un verre d’eau glacée publié aux éditions Le Taillis Pré, Carl Norac renoue avec les thèmes qui traversent ses précédents recueils tels Une valse pour Billie ou Sonates pour un homme seul. Les paradoxes de la solitude de l’écriture face au monde à parcourir, le voyage, les mémoires juvéniles et la musique surtout, jamais absente. Celle des mots que l’on décrypte à 6 ans et qui sonnent comme des musiques lointaines. La poésie de Norac serait peut-être celle des mots du monde découverts sur une mappemonde avant le grand saut, le grand départ vers l’inconnu. On suit dès lors les traces laissées par le poète comme autant de mots-cailloux balisant notre chemin de lecture. On ricoche, on trébuche, on cueille car on est en mouvement, sur une route de campagne, à l’orée d’un bois où l’on se remémore les cabanes, les futaies de l’enfance, avant d’entrer dans le grand monde, avant de croiser la foule irisée des cités que l’on visite.

Nous entrons dans une ville comme on pénètre
dans une musique.
Par la vibration, avant la mélodie.
Il faut pouvoir explorer ses tissus, ses ourlets,
ses laines, ses fibres,
avant de prétendre s’en vêtir.

Chanson de la rumeur qui crisse sous nos pas. Le lecteur suit le poète sur le sable d’Ostende puisque c’est là que le poète a lancé ses amarres. Mais pour combien de temps ?

Dans le soupir de l’encre, je n’ai rien tracé
qui ne soit comparable à nos fugues,
à nos traces effacées dans le sable d’Ostende.
Aujourd’hui, chère indicible,
écoutant la chanson de Lou Reed à Berlin,
je souris du surnom que l’on s’est donné
pour une illusoire échappée loin du monde.

Rony Demaeseneer