L’ombre du miroir

Patricia HESPEL, Nos âmes sœurs, Genèse, 2021, 264 p., 21, ISBN : 9782382010044

hespel nos ames soeursLe trépidant roman Nos âmes sœurs raconte le destin de deux jeunes femmes. D’un côté, en Hongrie, il y a Ludmilla, une jeune noble orpheline qui vécut au 15e siècle et dont le destin fut parsemé de malheurs. Elle perdit tout d’abord ses parents, tous deux assassinés par son oncle sanguinaire et avide de pouvoir. Puis, elle fut donnée en mariage, très jeune, au seigneur Arthus de Bàldrun. Sa nourrice – la seule personne de confiance qu’il lui restait – parvint à la tenir à distance, dans un couvent, jusqu’à ses quatorze ans. À peine ses quatorze bougies soufflées, elle fut emmenée au château de Bàldrun où elle découvrit la violence masculine. La désirant depuis de nombreuses années, Arthus l’obligea à assouvir tous ses désirs et la violenta à maintes reprises. Après avoir failli la tuer, il se retira et décida de ne plus jamais la toucher, à la condition qu’elle lui reste fidèle jusqu’à la fin de ses jours. D’une jalousie extrême, Arthus en fit sa prisonnière et la fit surveiller jour et nuit par ses soldats, dont son fidèle Bélisaire. Ludmilla profita de la présence de deux étrangers hébergés dans le château – le seigneur Lorenzo, un important maitre-architecte italien, et son élève Guido – pour sortir de sa chambre et élaborer un plan d’évasion. L’infortune de sa vie avait fait de Ludmilla une femme froide et sûre d’elle. Sa beauté était absolue et elle savait que le jeune apprenti italien ne serait pas indifférent à elle. L’amour n’allait-il pas se mêler de leur histoire ? Malheureusement, les choses allaient rapidement mal tourner.

Plus de cinq siècles plus tard, en 2007, nous retrouvons Nelly, une jeune Française discrète, polie et peu sûre d’elle, qui met à jour les tromperies de son compagnon, Michel. Alors qu’elle sort de chez le teinturier avec l’un de ses costumes – objet du crime –, complètement abattue par la nouvelle, elle trouve refuge chez un antiquaire. Il s’y passe un phénomène étrange : tout en regardant une psyché, elle voit une ombre se superposer à la sienne dans le miroir et s’évanouit. Nelly ne se reconnait pas les jours qui suivent. Elle se sépare de Michel, provoque son licenciement et est prise d’achats compulsifs. Elle a l’impression de perdre totalement le contrôle d’elle-même, d’être comme possédée par une Autre. Elle décide de consulter un psychiatre réputé. À l’hôpital, elle tombe sur un ancien copain, Grégoire, un tombeur de midinettes avec qui elle a milité quand elle était étudiante. Le voilà à présent psychiatre. Il veut aider Nelly. Elle est aussi hantée par son passé et par la culpabilité, due notamment à la mort de son petit frère Alex quand elle avait neuf ans. Grégoire recueille un soir Nelly chez lui après l’avoir retrouvée complètement ivre dans un bar et assiste à son dédoublement de personnalité. Mais quelque chose l’interpelle. Pourquoi la jeune femme le regarde-t-elle avec des yeux noirs alors que normalement elle a les yeux bleus ? Serait-ce autre chose que de la schizophrénie ? Nelly, accompagnée de Grégoire, embarque dans une histoire folle qui la conduira jusqu’à l’amour et la vérité… ou plutôt sa vérité.

Les deux récits, racontés de manière parallèle dans un premier temps, finissent par se rejoindre de manière ingénieuse. Multipliant les points de vue et les narrateur·rices, Patricia Hespel embarque le lecteur, pour ce nouveau roman, dans un monde étrange et surnaturel. Docteur Jekyll et Mister Hyde se mélange à un récit faussement historique et bascule dans un univers fantastique qui donne la chair de poule à plusieurs reprises et tient le lecteur en haleine. L’autrice aborde différentes thématiques, comme la mort, le tabou, la maladie, la culpabilité et surtout la condition de la femme. En choisissant deux héroïnes de deux époques totalement différentes, elle montre ô combien les femmes souffrent sous les coups ou les tromperies des hommes. Ludmilla passe pour la seule responsable de ses malheurs, parce que sa beauté serait plus forte que tout et qu’elle envoûterait les hommes. Jamais ces derniers ne remettent en cause leur propre pouvoir, leur violence et leur perversion. On pourrait croire que c’est un épisode du passé, propre au 15e siècle… et pourtant, le nombre de féminicides et de violences conjugales reste, au 21e siècle, encore bien trop élevé. Dans l’adversité, nous sommes toutes des âmes sœurs.

Émilie Gäbele