Où tout est autre

Sylvestre SBILLE, Massada, Plon, 2021, 315 p., 19 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-259-30610-2

sbille massadaAprès avoir détruit Jérusalem et son temple, les Romains assiègent, en l’an 74, la forteresse de Massada où se sont réfugiés les Hébreux refusant la domination étrangère. Après plusieurs mois de siège, la forteresse est prise ; la tradition raconte que les occupants se sont suicidés. Cet événement est, encore aujourd’hui, important pour l’État d’Israël.

Sylvestre Sbille situe son roman Massada dans les dernières semaines du siège. S’il s’appuie sur une documentation historique précise aussi bien concernant la situation en Judée que la vie dans l’armée romaine, son livre n’est aucunement un roman historique. Événements et personnages sont décrits de manière concrète, prosaïque, mais sont aussi investis d’une valeur symbolique.

Dans le camp romain, vit Djanu, un adolescent d’une quinzaine d’années, dont la mère Roxanne est la favorite du légat commandant l’armée et qui ambitionne de le faire adopter par celui-ci. Il y a cependant en Djanu un autre (« J’ai l’impression de ne plus être tout seul »), état qui lui vient peut-être de Janus, le dieu à deux faces, à l’origine de son nom. Le jeune homme est fasciné par Isis, qui peut apparaître comme une prostituée égyptienne, mais qui, elle aussi, révèle une autre face, que l’adolescent comprend petit à petit. Un lien mystérieux s’établit entre eux ; Isis compte sur Djanu pour l’aider dans une recherche. Intervient encore un homme dont la personnalité ouvre à diverses interprétations contradictoires : un vieillard, parfois qualifié de conteur, parfois de poète, surnommé Chèvrebouc, dont les histoires et les propos peuvent être compris de manières différentes. N’est-il pas plus et autre que le conteur-poète qu’il prétend être ?

La citadelle abrite des personnages qui s’opposent, les Juifs qui luttent avec l’espoir d’une victoire militaire et ceux pour qui, au contraire, la vraie victoire est ailleurs, au-delà de la mort qu’ils savent proche. Tout cela est vu par les yeux de petites filles, perplexes devant l’attitude des adultes et qui vont tout faire pour tenter d’échapper à ce sort funeste. Des liens insoupçonnés existent entre les habitants de Massada et ceux qui les assiègent, la forteresse étant pour tous un pôle de fascination, à la fois pour sa beauté et pour sa valeur emblématique.

Sylvestre Sbille joue entre concret et symbolique, instillant sans cesse un doute sur la nature des événements et des personnages, insinuant le mystère par des allusions non explicitées. Il tisse un jeu d’indices et de suggestions qui laissent planer une incertitude. Ainsi, Chèvrebouc a « au centre de la paume une cicatrice, comme un petit nid ». Mais en même temps il dit à celle qui l’aperçoit : « Ne va pas t’imaginer des choses ». C’est lui aussi qui affirme : « Les mots ne servent pas à persuader ni à avoir raison. Ils existent seulement pour eux-mêmes. Pour le plaisir qu’ils ont de se coller à d’autres mots. » Les mots ne servent-ils qu’à donner un support aux rêves des hommes et à les habiller jusqu’à constituer une vérité ? Mais que vaut alors l’enseignement que le poète est censé prodiguer ? Toute pensée est tissée de paradoxes.

Et donc, les épisodes ont aussi une valeur symbolique et métaphorique ; le lecteur est appelé à les faire résonner entre eux. Par exemple, Isis a été enfermée dans un cellier et laissée pour morte, dont elle a cependant pu sortir comme d’un tombeau ; ce qu’elle a vécu peut être mis en lien avec ce projet des enfants s’enfermant volontairement dans les citernes de la forteresse et qui s’en échappent comme d’un sépulcre. Dans un roman qui privilégie l’allusion et la suggestion, on s’étonne du soin de l’auteur à décrire le bélier romain qui détruit lentement les murailles de la citadelle ; sauf à le mettre en rapport avec le même travail de démolition des certitudes qu’accomplit le sage-poète qui porte le mot bouc dans son nom. Ou encore, les oiseaux, riches de leur image de liberté et d’absence des contraintes spatiales, ne peuvent, paradoxalement, pas s’échapper de la citadelle (l’un d’eux meurt enfermé) tandis que le modeste âne, appelé Courageux, devient un moyen de survie et de rédemption.

Le roman séduit par son rythme de lente progression, alternant subtilement descriptions concrètes et évocations plus poétiques et énigmatiques, à l’image de ses personnages, tissant des réseaux de signification élaborés.

Finalement, qui sont les vainqueurs de ce siège ? Ceux qui ont conquis la citadelle ou ceux qui dans une « parade inédite » et une « tactique absurde » ont choisi de se donner la mort ? Ou ces enfants et ces adolescents, sortis du sépulcre, promesses de vie et de futur ?

Joseph Duhamel