Un coup de cœur du Carnet
Les motifs de Laurent Mauvignier. Entretiens sur l’écriture avec Pascaline David, Diagonale, coll. « Grands entretiens », 2021, 177 p., 18 €, ISBN : 978-2-930947-04-4
Né à Tours en 1967, Laurent Mauvignier est considéré comme une valeur sûre des éditions de Minuit, dont on connait à la fois la grande exigence qualitative et le profil anti-académique à la Beckett. Voici quelques années, il participe à une lecture-rencontre à l’Université de Namur où il est écouté avec vif intérêt, notamment par Pascaline David, laquelle apprécie la sincérité avec laquelle il évoque son expérience personnelle de la création. Philosophe de formation, elle a créé en 2014 les éditions Diagonale avec Ann-Gaëlle Dumont et projète de lancer une collection d’entretiens sur l’écriture littéraire. Ainsi entreprend-elle de lire tous les livres de Mauvignier et tous les articles parus à son sujet, avant de mener avec lui plusieurs journées de vidéo-conférence. La transcription faite, s’ensuit un va-et-vient de réécriture – pas moins de quatre versions en deux mois ! Car l’écrivain s’est piqué au jeu : il veut apporter à ce livre de dialogues autant de soin qu’à la confection de ses romans, élaguant par ci, précisant par là, s’efforçant que la formulation rejoigne au plus juste le complexe de certitudes et d’incertitudes qui l’anime. La structure générale en onze parties fait elle aussi l’objet d’une attention particulière, de même que la relance questions/réponses. Disons-le tout net : Pascaline David – qui a publié en 2020 une autre série d’entretiens avec Jérôme Ferrari – a pris là une initiative méritoire et l’a menée à bien avec un soin hors pair.
Comme il était prévisible, L. Mauvignier commence par rappeler ses débuts et les auteurs qui l’ont influencé : séjour à l’hôpital vers neuf ans, passage de Marguerite Duras à la télévision, suicide de son père, diplôme des Beaux-Arts en 1991, intérêt pour les revues TXT et Tel Quel, découverte de Claude Simon, de Philippe Sollers. Le désir d’écrire surgit à la lecture de François Bon d’une part, Thomas Bernhard d’autre part, mais n’aboutira que plus tard, avec le roman Loin d’eux : « je voulais tellement être écrivain que ça m’empêchait de le devenir. […] Il y a un moment où il faut toucher son propre fond mental. […] J’ai ouvert une page vierge sans me poser la moindre question, sans projet, sans idée, sans rien ». Ainsi, à l’instar de ce tournant inaugural, toute la carrière littéraire de L. Mauvignier sera-t-elle placée sous le signe du lâcher-prise. Loin du narrateur omniscient et omnipotent jadis dénoncé par Nathalie Sarraute, l’auteur aime partir de lieux familiers ou de faits réels – la guerre d’Algérie, le drame du Heysel, l’histoire d’un parent et de son enfant au Kirghizistan –, non pour les « décrire » ou les « raconter », mais au contraire pour rendre leur opacité, leur illisibilité. Il faut, dit-il, « savoir qu’on ne sait pas », « instiller du doute », mais aussi se prémunir contre la puissance des clichés et le danger de l’auto-parodie. Contrairement à la croyance ordinaire, c’est la fiction qui documente le réel ; à ce titre, en mettant au jour des lacunes et des failles, elle peut faire résonner en nous un peu de « vérité ».
Attisé par les questions très précises de son interlocutrice, L. Mauvignier commente aussi ses techniques narratives et stylistiques, non sans se référer à des prédécesseurs comme Jean Genet ou Bernard-Marie Koltès. L’écriture d’un livre ne se fait pas chez lui par séances épisodiques, elle progresse continument et souterrainement au long de la vie quotidienne – voire nocturne. Le travail de réécriture, d’autre part, est essentiel : il faut « multiplier les couches d’interventions pour ajouter ou enlever », de sorte que « je passe plus de temps à récrire qu’à écrire ». La question de la maitrise et de la non maitrise du romancier revient donc avec insistance, sous des formes diverses. C’est le texte qui donne l’idée, non l’inverse. En écrivant, il faut réinventer sans cesse le dosage indéfinissable entre l’assurance technique et la réceptivité nécessaire « pour accueillir ce que le livre nous dit de lui-même ». Tout au plus le romancier a-t-il une frêle intuition de l’épilogue à venir, mais jamais la prescience de la trajectoire totale du livre.
D’autres passages de l’entretien concernent la méthode des poupées-gigognes, la structure tripartite ou quadripartite du livre, les points de bascule du récit, l’opposition entre le roman et le théâtre, la fabrication de la phrase, les ressources de la conjugaison française, le bégaiement et le ressassement, etc. Pascaline David boucle sa longue interview sur des notes plus synthétiques : le rôle-clé de l’éditrice Irène Lindon, la communication publique de l’écrivain, les conseils aux débutants… Tout en ce livre est marqué des signes de la richesse intellective, de la connivence et de la générosité.
Daniel Laroche