Éloge de la fiction

Les mondes possibles de Jérôme Ferrari. Entretiens sur l’écriture avec Pascaline David, Actes Sud et Diagonale, 2020, 176 p., 18 €, ISBN : 978-2-330-12442-7

En portant son choix sur Jérôme Ferrari, Pascaline David (co-fondatrice de la maison d’éditions namuroise Diagonale associée à Actes-Sud pour cette publication) se montre particulièrement avisée non seulement pour braquer les projecteurs « en direct » sur un auteur majeur d’aujourd’hui, mais aussi pour mettre en lumière les enjeux de la fiction romanesque et susciter en tout cas la réflexion sur les conditions de sa légitimité et sur son rôle spécifique. Durant plus d’une semaine passée en Corse -la terre natale de l’écrivain – Pascaline David l’a confronté à un questionnaire serré, méthodique et pertinent pour activer une recherche nourrie par une connaissance approfondie de son œuvre. Il apparaît au fil de la dialectique de l’écrivain et philosophe – à qui l’on doit notamment Le principe, Le sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012), Un dieu un animal, ou plus récemment Á son image (Prix du journal Le Monde et Prix Méditerranée) – que l’ouvrage constitue aussi, en filigrane de professions de foi littéraires bien marquées et assumées, un outil à mettre utilement entre les mains de tout candidat à l’écriture romanesque et à la fiction signifiante. Bien entendu, pour l’intéressé, il ne s’agit nullement de distribuer des recettes, mais surtout de faire entendre que l’écriture de ses romans est soumise à une double exigence. Elle pourrait se définir en somme par deux maîtres-mots : intégrité de la démarche et cohérence interne. Bref, écrire vrai : Je ne peux pas écrire quelque chose en quoi, d’une certaine manière, je ne crois pas. Je sais bien que c’est de la fiction, mais en même temps, il faut que j’y croie. Il faut que j’y croie parce que sinon pourquoi irais-je l’écrire ?

Telles sont donc les conditions auxquelles une fiction devient pour Ferrari un de ces « mondes possibles » qu’il évoque, mais, un monde paradoxalement, plus explicite et intelligible que le bric-à-brac et les faux-semblants de la réalité. Et cela de telle sorte que se dégage la question fondamentale qui affecte toute action humaine. Celle de la responsabilité et plus largement du mal, moins comme notion morale que comme composante de nos comportements et de ce qui les détermine. Avec le propos constant de s’interroger sur l’épineuse question de la part de responsabilité personnelle des protagonistes dans ce qui, la plupart du temps, réunit en chacun d’eux coupable et victime. Comme, par exemple, dans Le principe où le romancier évoque le cas du physicien allemand Werner Heisenberg – promoteur du « principe d’incertitude » – qui fit progresser la recherche sur le nucléaire, mais choisit de rester en Allemagne nazie et d’y passer aussi la guerre, croyant ainsi mieux contrôler la situation. Ou encore dans Où j’ai laissé mon âme, roman qui met en scène un officier français torturé au Vietnam et devenu plus tard tortionnaire, par devoir, en Algérie. Ferrari rejoint ainsi le souci majeur des grands écrivains du 20e siècle, de Mauriac à Sartre ou de Camus à Bernanos. (Du reste, on retrouve à plusieurs reprises, dans ses réponses à Pascaline David, des allusions à l’auteur de Sous le soleil de Satan, et à une œuvre dont il salue la rigoureuse intégrité dont il s’est fait lui-même un idéal).

Bien entendu, il refuse l’idée que le roman soit le lieu d’un arbitrage ou d’une réponse, en soi exorbitante de présomption, aux questions posées, mais « ça peut être le lieu de leur exposition dans toute leur complexité et dans ce qu’ils ont de concret ».

Cela dit, sur un plan plus technique mais en lien étroit avec les exigences de départ, Ferrari répond de façon circonstanciée à de nombreuses questions sur le processus de son écriture et notamment sur le choix initial des divers éléments formels (titre, langue, style, descriptions, évolution, etc.) variables dénuées pour lui de toute autre valeur en soi que leur participation à l’harmonie interne d’un monde particulier ainsi devenu « possible ».

Voilà en tout cas une semaine corse qui grâce aux deux partenaires qui l’illustrent est une vraie rencontre, exempte de fatras anecdotique et, sur le plan littéraire, des ukases technocratiques aussi peu goûtés par Ferrari que les clichés (mériméens ou autres) qui défigurent l’île chère à son cœur.

Ghislain Cotton