La figure cachée

Marie-Claire d’ORBAIX, Œuvre poétique complète 1948-1990, Renaud et Béatrice Denuit, 2020, 522 p., 15 €, ISBN : 978-2-8052-0567-5

d orbaix oeuvre poetique completeNotre littérature après 1945 comporte un volet anticonformiste connu sous l’appellation « Belgique sauvage » et immortalisé par un numéro de la revue Phantomas en 1971. On serait tenté de dénommer « Belgique sage » l’autre volet, quelquefois qualifié de « néoclassique ». C’est à lui qu’appartient sans conteste une poétesse aujourd’hui un peu oubliée, mais dont une réédition méritoire nous redonne, cent ans après sa naissance, les huit recueils devenus introuvables : Marie-Claire Debouck, mieux connue sous le pseudonyme Marie-Claire d’Orbaix.

C’est en 1948 qu’elle publie son premier recueil, dédié à son père mort cinq ans plus tôt : La source perdue, suivi de livres où prévaut le thème de la maternité, Traces de nous-mêmes en 1955 et Ces mots vivront dans ta vie en 1959. Visiblement, la jeune auteure ne cherche pas à casser les codes classiques de la poésie. Elle respecte tant les règles de la versification et de la syntaxe que celles de la bienséance : métrique, rime et strophes, phrases sans rupture de continuité, absence de toute provocation ou vulgarité, etc.  Ainsi auréolée de sensibilité et de délicatesse, elle attire un nombre croissant de lectrices et de lecteurs, se lie avec plusieurs écrivain(e)s dont Lucienne Desnoues, Andrée Sodenkamp et Anne-Marie Derèse, fréquente les Midis de la Poésie, les Biennales de Knokke, le Grenier aux Chansons, au gré desquels une deuxième vocation se greffe sur la première : mettre en valeur les poètes qui lui sont chers, qu’ils (elles) soient débutant(e)s ou confirmé(e)s.

Érosion du silence, en 1970, vient confirmer les choix stylistiques et thématiques précédents, tout comme l’émouvant Maison vide (1977) qui, cependant, adopte franchement le vers libre. Nonobstant la diversité d’ailleurs mesurée de l’inspiration, deux grands affects surplombent fortement cet univers : l’amour des siens d’une part, la hantise de la mort d’autre part, avec quelques variantes dont l’inquiétude devant l’inexorable fuite du temps. Nul doute que trois décès précoces aient influencé l’écrivaine à cet égard : ceux de son père, de son premier enfant à la naissance, de son mari en 1972. D’autre part, les thèmes dominants s’appuient sur un imaginaire lui aussi d’une grande stabilité : la nature comme miroir de l’âme, les motifs désirables de la source, de l’oiseau, de l’étoile ou de l’arbre, les évocations fréquentes du silence et de la solitude, sans que rien de méchant ou de vicieux vienne jamais troubler le tableau… Tels sont les traits qui se réaffirment dans les trois derniers recueils : Il nous arrive d’être vivants (1982), Noyau de feu (1987) et le posthume Devenir la joie du brin d’herbe (1991). Des sentiments d’exil ou de captivité y alternent avec quelques souvenirs heureux, mais aussi avec l’espoir furtif d’une sorte de réconciliation ou de rédemption, à laquelle les invocations sporadiques du nom de Dieu tentent de donner une caution crédible.

Notons-le, la poésie de M.C. d’Orbaix est tout entière écrite au « je », ce pronom dont on sait l’ambiguïté foncière, source d’une confusion persistante entre l’héroïne et l’autrice, entre le fictif et le réel. Ce n’est pas une question de sincérité mais de structure langagière. Quelle peut être alors la nature de la relation entre ces deux êtres : « reflet », « double », « avatar », autre chose encore ? Quand nous lisons « je te quitte pour l’apaisement d’un lac » ou « je dors dans mon premier cercueil », à qui au juste avons-nous affaire ? Cette parleuse mélancolique appartient évidemment à l’ordre de la métaphore – laquelle ne se réduit nullement à un équivalent imagé de quelque « sens propre », mais porte une polysémie originale. Égotiste sans être narcissique, l’écriture permet donc à l’autrice de romancer sa propre existence, de camper un monde et un personnage où elle puisse se « reconnaitre » en s’inventant. Ni jubilante ni désespérée, l’image qui se compose et s’enrichit au fil des recueils est celle à laquelle la poétesse veut s’identifier, ce mélange tout singulier de faiblesse et de noblesse. Cependant, en poésie comme ailleurs, ce qui est tu importe autant – sinon davantage – que ce qui est dit. Or, il est frappant que l’écrivaine, tellement soucieuse de ses liens familiaux, n’évoque jamais la personne de sa mère. Toute son œuvre pivote autour de cette figure absente dont elle pratique, en vérité, l’évitement systématique – ceci pour des raisons qui échapperont à jamais au lecteur, réduit à n’en recueillir que les effets indirects… Où l’on voit, une fois de plus, que la création littéraire a pour destin d’occulter la secrète béance dont, simultanément, elle ne cesse de tirer son impulsion.

Daniel Laroche