Il n’y a pas d’issue au monde…

Karel LOGIST, Soixante-neuf selfies flous dans un miroir fêlé, Arbre à paroles, coll. « If », 2021, 77 p., 14 €, ISBN : 978-2-87406-707-5

logist soixante-neuf selfies flous dans un miroir fêlé« Discrète et délicate, la poésie de Karel Logist ne vocifère jamais (…). Entre le chant et la confidence personnelle, (…) elle mêle humour et gravité, nostalgie et observation. Les thèmes sont tour à tour l’amour, l’amitié, l’enfance, le voyage, l’observation des autres, le portrait ; mais l’œil de Logist décèle aussi l’insolite, ou même le fantastique, dans la réalité ; son imaginaire est propre à construire de petites fables amusées et non moralisatrices ; sa voix jette un voile sur son angoisse ou son scepticisme. C’est une poésie d’humour noir qui ne se montre pas comme telle ; une poésie de connivence avec soi-même et avec l’autre ; le moyen de communication d’un homme secret  (…) qui ne cherche pas à en imposer, mais qui s’impose au lecteur (…) » (Gérald Purnelle). Auteur d’une œuvre saluée depuis sa découverte par Liliane Wouters – qui fit publier son premier livre[1] où il constatait déjà qu’il n’y a pas d’issue au monde jusqu’à ce recueil, Soixante-neuf selfies flous dans un miroir fêlé, écrit durant la récente pandémie, le poète spadois fait preuve d’une souveraine cohérence thématique et stylistique. Il possède un ton, une voix reconnaissable entre toutes. La discrétion et la pudeur caractérisent « cet homme tellement oubliable », qui n’a jamais été « un garçon expansif », ce virtuose sans afféterie, qui n’a pas hésité pourtant à s’engager dans l’action concrète en faveur de la lecture et de l’édition.

Les poèmes de Logist se déclinent en plusieurs genres : le portrait réaliste succède au pastiche, la description d’un personnage absurde à des refrains presque enfantins, des narrations avortées à de faux traits épiques. Quant à la forme, il manie le vers libre et le vers classique – avec une prédilection pour l’octosyllabe ou l’hexamètre ; le poème en prose ou la prose poétique ; des poèmes où la rime est partielle ; des formes ludiques ou à contraintes, comme dans son recueil Ciseaux carrés, ou dans le poème « Il y a tant de choses, de circonstances et de personnes détestables : les verrues des rêveurs ; les rentiers, les Terriens (…) ». Logist a l’oreille musicale. L’élégance de son vers s’en nourrit : Verlaine et son Art poétique font partie de sa bibliothèque idéale. L’absurde et l’inadapté des personnages de Charlot ou de Plume ne lui sont pas étrangers. Entre la poésie fantaisiste et Cioran, son poème dit que le langage est une aventure. D’où ces irisations provenant d’une réflexion sur deux thèmes majeurs, l’enfance et le temps et un rapport au sens tout à fait singulier : « la poésie de Logist n’est pas opaque, elle semble simple, au premier abord : elle paraît se donner avant de se dérober »[2]. Car le langage crée de la réalité, la poésie fait surgir de l’inattendu. Le caractère souvent réflexif ou métalittéraire définit son œuvre : « la poésie faussement simple de Karel Logist est tout sauf facile. (…). Peut-être pourrait-on la définir comme un refus perpétuel de la facilité, allant jusqu’à récuser les facilités paradoxales de la complexité rhétorique, métrique ou sémantique »[3].

À la thématique du temps et de l’enfance s’ajoute celle de l’identité : les procédés stylistiques la peignent glissante, insaisissable. Le dialogue avec soi et avec l’autre, nécessaire à la vie, ne va pas de soi. En période de pandémie et de masquage, cette question est d’autant plus cruciale. En effet, la plupart des poèmes de cet autoportrait indéchiffrable abordent la question de la présence et de l’absence, de la communication et du dialogue. Le poète fait entrer dans une langue classique tout un vocabulaire contemporain. Notre société postmoderne et sa pornographie, l’onanisme socio-numérique compulsif dopé à la dopamine, le visage dissimulé par masque ou par écran interposés sont le miroir fêlé d’un Narcisse contemporain qui n’a peut-être bientôt plus d’avenir humain.  Le poète, dont les « rares amis sont morts », est  aussi un homme en passe d’être oublié : seul l’exercice du poème, dans un retrait qui prend la forme d’une solitude crasse mais ouverte, représente l’exorcisme éventuel de cette communication rompue : «  (…) j’ai tracé au fil du temps/d’habiles trompe – l’œil/Je n’ai aucun regret/et me réjouirais presque/de m’évader d’un paysage/que je n’ai jamais habité/Et si tu lis ces lignes/c’est que nous sommes frères ».

Éric Brogniet


[1] Karel LOGIST, Alexandre Kosta Palamas, Éperonniers, 1996.
[2] Laurent DEMOULIN, Dés qui tournoient dans le vent, dans Karel LOGIST, Mesures du possible, Arbre à paroles, 2011.
[3] Ibid., p. 12.