Fiction sur glace

Jeremie BRUGIDOU, Ici, la Béringie, L’ogre, 2021, 226 p., 19 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 9782377561049

brugidou ici la beringieLa progression de la fonte des glaces du Grand Nord est désormais connue de tous. Des régions entières, autrefois inaccessibles, livrent peu à peu leurs secrets et suscitent toutes sortes de convoitises. Jeremie Brugidou a imaginé ce qu’il pourrait en advenir dans un futur proche.

Russes et Américains se disputent les territoires du détroit de Béring pour tracer de nouvelles routes commerciales et exploiter les richesses autrefois enfouies. Jeanne, archéologue, est appelée pour sauver en hâte des vestiges d’animaux préhistoriques que le dégel met à jour et que la décomposition menace.

L’auteur nous entraîne en parallèle dans la nuit des temps, aux côtés des contemporains des animaux retrouvés, dans leurs exploits de cueilleurs, de chasseurs, dans leurs rites et leurs croyances. Des animaux marins, des cervidés et de redoutables prédateurs se livrent une lutte sans merci au sein d’une flore que nous ne connaissons plus. Plus récemment, d’autres archéologues du 20e siècle découvrent la Béringie et consignent leurs  observations dans un carnet, force dessins à l’appui. Et face à Jeanne, des investisseurs en grand appétit de gains veulent créer un parc immense. Ils sont parvenus à cloner des mammouths et vont proposer des safaris hors de prix avec trophées de chasse garantis. Au milieu de ce ballet, les populations autochtones sont prises entre tradition et modernité, l’avenir se joue en coulisses, militaires et services secrets à l’appui, l’équilibre géostratégique du monde se redessine. Au cœur de ce tumulte, Jeanne cherche aussi son frère qui a disparu et dont elle ne sait trop quel jeu il joue, appréhendant peu à peu de découvrir la vérité.

Jeremie Brugidou tient le récit d’une plume alerte. Il multiplie les approches, les va-et-vient dans le temps, les points de vue, estompant du même coup les repères de temps, les limites entre monde humain et animal, les enjeux d’hier et ceux de demain. Les mots qu’il aligne sont à la mesure du défi narratif. Il n’hésite pas à créer des associations nouvelles, à puiser dans les livres de botanique et de zoologie, à franchir les marges de la prose et de la poésie. Ce tumulte narratif est le pendant du chaos climatique, des luttes que dissimule tant bien que mal un discours visant à rassurer les consciences en éveil qui se méfient des apprentis sorciers et des ambitions guerrières.

Avec ce premier roman, l’auteur s’affirme d’emblée comme un romancier aux facettes multiples. Chercheur et cinéaste, docteur en études cinématographiques, il a sans nul doute donné une illustration littéraire à ses travaux de recherche transdisciplinaires qu’il présente comme « axés autour des formes d’apparition des corps cinématographiques et des organismes vivants via la bioluminescence. De par une approche de terrain scientifique et anthropologique et une approche esthétique d’analyse des images, il cherche à construire un agencement théorique et pratique permettant de penser ensemble les images et le vivant. ». On l’aura compris, Ici, la Béringie est nourri d’une ambition parente qui en fait une œuvre inclassable, innovante, multiforme et, par là-même, profondément attachante.

Thierry Detienne