« Droit dans le soleil »

Lou KANCHE, Rien que le soleil, Grasset, 2021, 216 p., 18,50 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782246827566

kanche rien que le soleil« Jusqu’au moment où il a dit : je vois un jeune homme. Là j’ai songé aux cieux crevant en éclairs de Rimbaud parce que c’était vraiment ça, ça crevait en éclairs à l’intérieur de moi, alors j’ai pressé l’homme : quoi d’autre ? Le type a plissé ses petits yeux […] avant de répondre : quelqu’un de proche mais avec le Diable à ses côtés, vous voyez comme l’Amoureux regarde le Diable ?, et il a pointé la face cornue et rieuse, la porte de la luxure s’ouvre. C’est le danger. Drôle de porte, j’ai pensé, j’aimerais bien qu’une porte comme ça existe. » Ce Diable, en fait, il pourrait bien s’incarner en Sofiane Zenouda.

Chez ce lycéen de dix-sept ans, la jeunesse éclate avec insolence, les mouvements narguent nonchalamment, le regard toise et assujettit, les mots charment, les faits actent aussi une violence. Sofiane, la beauté, l’immigration et la banlieue chevillées au corps, envoûte et manipule, (se) joue et (se) perd, vit surtout sans se soucier ; il ne se coltine le réel que quand ce dernier le rattrape âprement, typique de son âge. Alors que Norah Baume, elle, ne connaît plus que cela, les encoignures de la réalité, la lente asphyxie du quotidien, le détachement insidieux mais nécessaire au fonctionnement : elle est « un continent vieilli. C’est ainsi que tout commence, lorsqu’on arrive au bout d’un système qui s’essouffle, au bout de tous les mensonges, menteuse [qu’elle est] en plusieurs endroits. C’est ainsi que tout commence, lorsque l’avant est mort ».

Tandis que, pour d’aucuns, au cœur de la vingtaine, elle ne se trouve qu’à l’entame de son existence, Norah ploie – déjà – sous une insatisfaction dont les contours flous lui échappent : elle éveille à la littérature l’âme des étudiants de la salle A205 (mais aurait certainement préféré s’asseoir sur une chaire universitaire), elle partage sa vie avec le brillant Paul (mais ce devenu frère réserve ses enthousiasmes à une autre), elle possède un nid d’amis (mais Simon, l’acteur cabotin, et Rose, la délicate duplice, jouent avec elle et son compagnon une scène maintes fois répétées), elle baigne dans l’art et la culture (mais résonne en elle une sourde mélancolie). La professeure s’éteint et désire raviver les sensations, les émotions, les vibrations, dans une dimension plus tangible que celle de ses nuits saturées de songes. Son salut viendra-t-il du magnétique Sofiane ? Ou peut-être de Freddy Toss, le béguin d’adolescence, en marge de la société, en flirt constant avec les lois, lui aussi suintant une masculinité gorgée de testostérones ? Ou encore de Lena, libre et hédoniste, joyeuse et avide, qui remet en cause l’évidence des schémas et les limites intégrées ? Ou simplement d’elle, Norah, à Paris, Marseille ou Toulon… ?

Dans son premier roman, Lou Kanche invite au lâcher-prise, au mouvement, à la spontanéité, dans un style fluide, maîtrisé et léger. Elle retranscrit avec finesse un sentiment prégnant chez beaucoup adultes d’aujourd’hui, celui d’une lassitude impuissante mais impatiente de basculements. Celui qui susurre avec insistance : « Rien que le soleil ».

Samia Hammami

Lou Kanche présente son roman pour les éditions Grasset