Liliana Cavani et Véronique Bergen : hérétiques et révolutionnaires

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Portier de nuit : Liliana Cavani. Impressions nouvelles, 2021, 224 p., 20 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-87449-899-2

bergen portier de nuit liliana cavaniVéronique Bergen propose une réflexion éblouissante à partir de la trame thématique d’un film-culte qui fit scandale au moment de sa diffusion (1974) : Portier de nuit de Liliana Cavani, réalisatrice qui, dans la plupart de ses films, s’attache à décrire la complexité des sentiments amoureux, les zones d’ombre de l’être humain, englué dans des situations historiques, politiques ou sociales troublées.

Bergen, dont l’œuvre elle-même explore depuis ses débuts des personnalités en rupture et des états limites, traite de manière arborescente de l’histoire du cinéma italien, des parallélismes entre l’art de Cavani et de Pasolini, de ce qui les différencie ou rapproche des autres réalisateurs de leur génération ; du contexte socio-politique de l’Italie et de l’Europe d’après-guerre ; de l’essence du Troisième Reich[1] ; de la psychologie des bourreaux et des victimes ; de la psychologie  individuelle et de masse ; de la fonction de l’art et de la nature de la fonction scopique, de l’image et du cinéma.

Son approche historique est complétée par sa maîtrise de l’apport philosophique de Gilles Deleuze, sa capacité à l’analyse comparative et structurelle de l’œuvre, sa virtuosité à traiter de la thématique du désir, sa critique des rapports entre dominance et sujétion dans le cadre social, du refoulé, son approche des mécanismes de transgression de la Loi dans la relation sadomasochiste. Sa lecture de la Shoah, qui est au centre du film de Cavani, déconstruit celle qu’en donna Foucault. Elle le fait dans un style d’écriture personnel, alliant rigueur, écart normatif et flamboyance, elle dont les « romans donnent voix aux oubliés, aux êtres fissurés, aux muselés de l’Histoire et aux grands révoltés » (Michèle Goslar).

Elle contextualise et analyse des thématiques intriquées : sources littéraires et musicales du film ainsi que leur fonction symbolique ; nature transgressive de toute l’œuvre de Cavani — qui réalisa un chef d’œuvre tout aussi fracassant avec Par-delà le bien et le mal (1977) — ;  réflexion sur la mémoire, le passé et le temps ; architecture des lieux et symbolisme d’une ville emblématique (Vienne) où l’histoire fatale de Max et Lucia prolongera celle qu’ils ont vécue dans le huis clos du camp de concentration et qui représente le trait d’union entre la culture la plus haute et les sources d’une barbarie atroce ; problématique du désir, de l’amour, du fétichisme ; processus compensatoires et initiatiques…

À ce sujet, nous soulignerons, pour éclairer son propos, que « notre culture est marquée du conflit entre le besoin de nous affirmer et celui de nous extérioriser (Georges Bataille appellerait cela « transgression et dépassement« ). (…) Selon la thèse de Jessica Benjamin, la priorité accordée à l’individu favorise un sentiment d’irréalité et d’isolation entre soi et autrui. L’individualisme caractéristique de notre culture est précisément ce qui nous fait difficilement accepter l’autre comme un être autonome. (…) L’ampleur de l’expansion actuelle des fantasmes de violence s’explique (…) en partie par l’influence croissante du rationalisme et de l’individualisme sur notre culture » (Hans-Jürgen DÖPP, Le sadomasochisme, Parkstone Press Ltd, 2003). Un phénomène qui sans doute trouve déjà son origine dans la rupture dont témoigne l’art du siècle passé :

(…)  la déspiritualisation du monde occidental enclenchée dans la seconde moitié du XIXe siècle a amené les artistes, les littérateurs, les penseurs à s’apercevoir de la fragilité de leur position ontologique et à prendre livraison de leur art — et de leur être — comme risque. Il s’agit de réinventer dans l’expérience seule son rapport au monde. Face à un horizon culturel en décalage avec les traditions qui le fondaient et coupé du sens de la verticalité qui le préservait du doute, livré à l’événementiel, l’homme moderne trouve désormais dans le regard sa forme première de connaissance, et corrélativement, dans sa confrontation à l’Autre, son mode premier de constitution de soi.  [Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Rops au risque de l’autre, Sources, 1996.]

Mais la violence n’est pas nécessairement là où la censure prétend la débusquer. Ce qu’analyse Bergen dans le parallèle qu’elle établit entre plusieurs époques historiques distinctes : à l’amnésie qui succède dans le cadre des années de guerre froide à la Guerre 1940-1945 ; à la libération sexuelle des années 1960 ; au retour de la censure qui lui fait suite — dont ont eu à pâtir Barbarella, Melody Nelson, Salò ou les 120 Journées de Sodome et Portier de Nuit qui sont contemporains ; aux tendances actuelles de la cancel culture :

Au vu de sa propension à la chasse aux sorcières, l’inflation et l’extension du territoire de la censure offrent toutes les apparences d’un moyen, voire d’un alibi afin de (…) disqualifier les univers revendiquant l’athéisme, explorant l’érotisme, le monde des pulsions, des états limites.

Le film de Cavani s’est heurté à un problème majeur : celui de la monstration de l’inextricable relation du Bien et du Mal : « Dans leurs labyrinthes mémoriels, le fil d’Ariane et le Minotaure se confondent en une seule et même créature. Ce qui les sauve, les perd. Ce qui les perd, les sauve. » Bergen nous invite intelligemment à une vigilance sans faille quant aux limites imposées à nos  libertés. Dans une société où l’image est omniprésente, son essai souligne qu’ « on verra dans l’interdit qui pèse sur le récit et la mise en image de l’horreur du mal absolu le pendant de l’interdit qui pèse sur la représentation de Dieu. C’est le statut de l’image, sa relation à la vérité et à l’erreur, sa capacité à répéter-reproduire la présence qui est en jeu, un statut générateur de problèmes comme en attestent au fil des siècles le mythe de la caverne de Platon, l’incarnation chrétienne, la Mimésis d’Aristote ou encore la querelle des images dans les trois monothéismes (…)».

Question d’actualité s’il en est!

Éric Brogniet


[1] Liliana Cavani fut la première cinéaste à tourner une histoire du Troisième Reich entre 1962 et 1963, qui reste comme la première œuvre télévisée critique du nazisme.