Mathieu CORMAN, Salud Camarada !, Postface de Paul Aron, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 280 p., 9 €, ISBN : 9782875685490
Republiant des ouvrages marquants de la littérature belge, récents ou plus anciens, exhumant des pépites, des livres devenus introuvables, Espace Nord entreprend un fabuleux travail éditorial qui s’illustre, ici, par la parution d’un roman décisif sur la guerre d’Espagne. Non pas un livre écrit sur le rivage, à l’écart du fracas des bombes et de l’enthousiasme des promesses révolutionnaires, mais rédigé au cœur du conflit, à l’ombre des tranchées, quand sifflent les balles et les râles des mourants. Comme le souligne Paul Aron dans sa très belle postface, Mathieu Corman est non seulement un « témoin oculaire du bombardement de Guernica » par l’armée fasciste de Franco, mais un acteur engagé du côté des républicains.
Libraire bien connu, rallié à l’anarchisme, participant à la guerre civile d’Espagne, envoyé spécial du quotidien Le Soir, partisan lors de la Deuxième Guerre mondiale, Mathieu Corman livre dans Salud Camarada ! trois témoignages, trois récits de première main (« Front d’Aragon », « Front de Madrid », « Front Basque ») sur le conflit qui, de 1936 à 1939, opposa les nationalistes d’extrême droite, les putschistes conduits par le général Franco au camp des républicains composé de communistes, de marxistes et d’anarchistes. Militant engagé, présent sur les fronts en Catalogne, combattant en 1936 aux côtés des anarchistes de la colonne Durruti, il campe des événements majeurs qu’il a traversés. Au cœur de ces derniers, l’astre noir absolu, le massacre de Guernica pilonnée par les fascistes, qu’il approche sous deux angles, l’angle d’une description hallucinée des bombardements exterminant les civils et l’angle plus intime d’un dialogue avec un officier allemand dont il sonde les éventuels remords.
Salud Camarada ! se tient aux côtés de L’espoir de Malraux, de Pour qui sonne le glas d’Hemingway, d’Hommage à la Catalogne d’Orwell, du Bref été de l’anarchie d’Enzensberger consacré à Durruti ou encore des Grands cimetières sous la lune de Bernanos, des films Mourir à Madrid de F. Rossif, Land and Freedom de Ken Loach. S’il ne cache pas les divisions qui opposent les libertaires aux communistes, s’il dévoile la fracture de la gauche espagnole, l’auteur entend avant tout faire de ses textes un manifeste en faveur de l’Espagne républicaine, privilégiant la conjonction des forces afin de vaincre l’ennemi fasciste. Sans héroïsation, il salue le courage des combattants républicains, des milices de la CNT et du POUM (trotskystes), des Brigades internationales luttant contre les forces de Franco soutenues par Mussolini et Hitler et rend hommage à la révolution sociale anarchiste qui crée des expériences d’auto-gestion, des communes libres.
C’est par les odeurs, les faits et gestes quotidiens, les paysages qui s’enflamment, les morts qui tombent par milliers, la douleur des veuves, des mères que Mathieu Corman met en scène le grand corps de la guerre. Des jeunes Espagnols inexpérimentés, abusés, rejoignent les phalanges, des Marocains sont réquisitionnés de force dans les troupes franquistes. Sous des crânes éclatent des débats de conscience ; d’autres, ignorant tout des enjeux d’une guerre qui s’enlise, s’engagent dans un camp sans trop bien savoir pourquoi. D’une tranchée à l’autre, des frères ennemis, des compañeros de camps opposés échangent d’ultimes dialogues avant la bataille. Le No pasarán ! prend des formes concrètes : villages pris aux phalangistes, incendies d’églises, tirs sur fond de mélodies, de hurlements, d’attaques-éclairs, solidarité entre les hommes sur le front. Des portraits d’une milicienne catalane, de chefs, de compagnons républicains ponctuent le récit de la progression de la guerre, des pertes qui mineront les républicains et signeront leur défaite. Sans recul, immergé dans l’épaisseur d’un conflit que remporta Franco la Muerte, M. Corman nous plonge dans une résistance qui lutta durant trois ans. De l’intérieur, il déplie les tranches de vie de ceux et celles qui s’engagèrent au nom d’un idéal socio-politique, d’un esprit révolutionnaire qui suscita une solidarité antifasciste internationale. La marche des hommes au milieu des incendies, le 26 avril 1937, le jour de marché où Guernica fut rayée de la carte, l’ossuaire qui s’étend à perte de vue, la mort de Durruti emportent le livre dans un point de non-retour.
Les nuages, descendant bas, ont pris la teinte de tout ce sang qui en appellera éternellement contre Mola, Franco, Goering et les autres. Contre ceux qui ordonnèrent ce massacre affreux, contre ceux qui l’exécutèrent, contre ceux qui, de loin, l’approuvèrent !
Sous la plume de l’auteur, par son engagement dans la mêlée des corps, la révolution, ses valeurs, ses objectifs, n’est pas ce flatus vocis que l’époque considère comme appartenant à un registre obsolète, pensant ainsi miner à jamais la résurgence de ce spectre qui hante l’Europe, qui hante le monde. Les idées ne flottent pas dans l’empyrée : si les combattants sont prêts à mourir pour elles, c’est parce qu’ils savent qu’une idée pour laquelle on s’engage se noue à la puissance de l’action, qu’au bout de son incarnation, il en va de l’instauration d’une forme de vie, de société. La prise des armes pour défendre une liberté que le régime fasciste entend étouffer se coule dans une écriture serrée, directe qui mesure l’enjeu, la nécessité de faire entendre à l’opinion publique un pays plongé dans des tensions sociales, dans un conflit qui met face à face des visions du monde.
Véronique Bergen