Marie CLAES, Légère, Autrement, 2022, 192 p., 16,90 € / ePub : 11,99 €, ISBN : 978-2-0802-6962-1
Dans Légère, son premier roman, Marie Claes nous emmène dans la commune de Blevin, lieu apparemment imaginaire et localisé en Belgique, où elle tisse les entrelacements d’une crise familiale, de sa naissance à sa résolution.
À l’origine, tout semble partir du personnage d’Annabelle, adolescente de 16 ans qui, du jour au lendemain, se met mystérieusement en tête de réparer le monde en purifiant son corps :
Elle ne s’imposera plus jamais ni l’ignorance, ni la médiocrité. Elle sillonnera en elle pour laver les ordures, les pourritures du monde.
Elle dit : c’est tombé en moi, un jour comme si elle avait perdu l’origine. Le monde vient à elle comme le vent et elle n’est pas responsable de l’impératif qui l’a, un jour, écrasée de sa présence.
Annabelle opère alors de grands bannissements du sein de son alimentation. Elle bannit le sucre, le gras et la viande, les aliments superflus. Elle réduit ses quantités, calcule incessamment les calories, mange les produits au plus près de leur essence. Sous les yeux impuissants de sa mère, Violette, Annabelle jubile de sa toute-puissance tandis qu’elle entame un amaigrissement vertigineux, preuve irréfutable de l’efficacité de sa stratégie et de sa connaissance du corps humain. Parallèlement à la lutte d’Annabelle contre son propre corps, le roman mettra encore en scène la lutte de Violette contre sa propre fille, un sabordage désespéré, dans l’espoir de lui faire recouvrer la raison.
Le pari d’un tel roman est risqué : le sujet de l’anorexie mentale, loin d’être neuf et marginal dans les genres de la fiction (1039 ouvrages traitant de cette thématique sont recensés sur Babelio), comporte inévitablement son lot de lieux communs et de dénouements attendus. En les abordant au travers de plusieurs subjectivités, Marie Claes parvient toutefois à leur donner de la profondeur et de la résonance afin de faire émerger sa propre voix. C’est ainsi que la narration se focalisera tantôt sur Annabelle, tantôt sur sa mère, Violette, tantôt – quoique plus rarement – sur le personnage de Zazie, compagnonne de classe d’Annabelle, prise dans la toile d’un autre avatar de l’anorexie.
De ce fait, Zazie, qui a figure d’antagoniste dans le roman, est le principal ressort de la mise en relief du personnage d’Annabelle. En effet, Zazie, qui endosse une série de poncifs liés à la thématique de l’anorexie (le désir de coller à un idéal de beauté véhiculé par les magazines, un souci d’excellence et de perfection poussé à l’extrême), vrille jusqu’à dépasser les limites de son corps. À l’inverse, le personnage d’Annabelle brille par l’originalité de sa démarche. Dans son cas, il n’y a rien de superficiel. Il n’y a que la mise en œuvre d’une volonté toute-puissante, un désir de réparation, qui l’empêche d’aller trop loin, la contraignant à demeurer sur le fil (« Son histoire, finalement, est légère comme la bruine. C’est une histoire à la lisière, parce qu’elle tient à rester funambule. Parce que même pour sombrer, aussi, elle couvre une emprise trop large »).
Cet ensemble de voix est orchestré par un narrateur hétérodiégétique, friand de métalepses et s’exprimant dans un style frontal, construit sur les ruptures de rythme et une mise à l’écrit de l’oralité. Le roman s’attache donc à transcrire l’immédiateté de la pensée, brute, en colère et parfois dépourvue de nuances (« puisque la psychanalyse est une vieille réac de merde, Violette se tourne vers une spécialiste du retour à la normale… », « c’est le moins qu’elle puisse faire, s’isoler de la cour de ses camarades plus cons et superficiels les uns que les autres »). C’est ainsi que le lecteur pourra apprécier le déploiement de la logique qui régit la vie d’Annabelle, la raison et le bon sens bousculés, mais aussi l’effondrement du corps, l’obsession de la nourriture, l’adolescence aux prises avec un monde trop grand, trop brutal, hors d’atteinte, la tentative désespérée de retrouver le cocon de l’enfance, d’inverser le cours du temps. Telles sont les principales forces de Légère.
Camille Tonelli