À grandir sans amour

Marianne BASTOGNE, Du gouffre et des étoiles, Âme de la colline, 2021, 172 p., 15 €, ISBN : 9782960202533

bastogne du gouffre et des etoilesAu bord de la Lesse, une petite fille creuse des trous dans son ventre pour y enfouir la honte d’exister dans un monde qui ne veut pas d’elle. “Élargir le gouffre, déplacer la montagne, voilà le labeur qui occupe la grande part de ses jours et de ses nuits”. À grandir sans amour, “de manière tordue, comme un chêne solitaire et déjà vieux” à la sève trempée du poison de l’inceste, Jeanne semble ne pouvoir accéder qu’à une jeunesse charpentée par les drogues et les relations abusives. Si la résilience avait un nom, elle porterait celui de ce personnage cumulant tous les maux, millénaires, qui s’abattent sur les corps et les esprits des femmes.

Il est hors de question de se laisser guider par la crainte. Elle peut tomber : elle se relève à chaque fois, époussète son anxiété, rebondit et explore d’autres territoires que sa zone de confort, cette putain de zone n’ayant jamais été qu’une prison.

Si l’héritage judéo-chrétien et ses principes moraux sont, à plusieurs reprises, regardés avec une distance critique, l’autrice convoque toute la spiritualité teintée de développement personnel qui prend racine dans les deux hémisphères pour formuler une hagiographie contemporaine : piochant au gré de son cheminement dans les quatre accords toltèques (dont on trouve de curieux échos parmi les poèmes-mantras qui parsèment l’ouvrage), le chamanisme et la théorie de la mémoire cellulaire, Jeanne éprouve successivement témoignages post-mortem, conversations télépathiques et sorties de corps qui se traduisent en poèmes, sculptures, peintures, danses et envolées lyriques sur une scène de théâtre. La construction de cette mystique hétéroclite donne lieu à quelques fulgurances poétiques mêlées de fines observations du sensible, à des pages qui se lisent comme des incantations auxquelles la narratrice entend insuffler le pouvoir performateur du verbe.

À travers la littérature et la musique, elle découvre un espace commun, un territoire où prendre racine dans le genre humain. Sans les livres, elle serait partie à la dérive dans un monde souterrain où animaux, végétaux, minéraux sont les rois.

Cette ascension dévotieuse a toutefois pour conséquence d’alourdir drastiquement le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage. À trop monter dans les hautes sphères, la matière du récit devient impénétrable – dès lors, il s’agit pour celui-ci de demeurer au niveau de la surface, les lectrices et lecteurs devenant les observateurs lointains d’une succession de situations au rythme monotone, tout enjeu narratif se voyant réduit à de l’énumération.

Entre chemin de croix et magie de la compassion, Du gouffre et des étoiles trace une quête de liberté et d’amour que l’autrice a l’originalité de faire découvrir à son personnage à travers des amitiés pleines d’intensité et la connaissance de soi. En accordant une importance moindre au type de relation qui régit la plupart des vies, sans doute plus encore celles des personnages féminins, Marianne Bastogne évite l’écueil de l’amour universel résumé par la relation amoureuse et ouvre une autre voie pour toutes les Jeanne en déroute.

Jeanne ne se sent pas appartenir au monde des grandes surfaces. Elle est une femme tissée de la mémoire des lieux qui l’ont traversée, et donc de son gouffre. Elle est une histoire duale entre l’ici et maintenant et l’ailleurs en un autre temps. Seule l’éternité possède des bras assez larges pour lui offrir une étreinte.

Louise Van Brabant