Alfredo DIAZ PEREZ, Un fugueur précoce, Lettre volée, 2021, 62 p., 14 €, ISBN : 978-2-87317-583-2
Alfredo DIAZ PEREZ, Le sexe du paradis, Lettre volée, 2021, 90 p., 16 €, ISBN : 978-2-87317-584-9
La lettre volée publie simultanément deux livres d’Alfredo Diaz Perez, un court roman et un recueil de six nouvelles, réunissant sept récits attachants autant que déroutants.
Le narrateur du roman Un fugueur précoce parvient à reconstituer des souvenirs remontant à sa première « évasion » : la naissance et l’expulsion du corps de sa mère, une mère qu’il passera les premières années de sa vie à fuir. Avant même de marcher, le petit Witold fuguait ! Mêlant fantasme et obsession de la fuite, le narrateur se souvient des fugues qu’il fit accroché à une « planche de salut » dont une des première tentatives le mena jusqu’à la gare des marchandises de Molenbeek-Saint-Jean. Il avait quelques mois… On devine à lire cet épisode que le réalisme magique n’est pas loin. Les personnages, les lieux, les atmosphères et les situations de ces deux livres ont une intense puissance d’évocation visuelle. On voit littéralement, même si la situation est de l’ordre de la mémoire imaginaire et du mental, le bambin face à la porte fermée qu’il rêve de franchir coûte que coûte. « Dans ma tête, j’étais un évadé », commente le narrateur en se souvenant des ces moments dont on découvre qu’ils ont été racontés au bébé par sa mère : « Elle faisait de moi le dépositaire de ses secrets et de sa mémoire ».
À deux ans, Witold met le feu à l’appartement de sa mère qui lui enjoint, enfin !, de fuir (le danger). Il n’en faut pas plus au gamin pour reprendre le chemin de la gare de marchandises, monter dans un train et n’en sortir qu’à Ostende ( !) lorsqu’il est découvert par un employé des chemins de fer… Voici en trois lignes un exemple de ce que le romancier nous raconte, dans un style éblouissant alliant l’extravagance des situations à la rigueur objective qu’il déploie pour nous en décrire les péripéties. La découverte des allumettes, leur mise à feu (« Je grattais un petit bout de bois rose et jaune, enduite de sulfure d’antimoine, sur le grattoir et je le lâchais aussitôt (…) pour laisser les flammèches courir joyeusement sur le drap qu’elles continuaient à lécher bien après qu’elles eussent fini d’avaler le petit bout noirci de bois »), l’incendie de la chambre (« où la fumée épaisse dansait et ondulait comme des chairs de Rubens »).
Le récit se poursuit au fil des années : retour du père pendant les vacances (il travaille à l’étranger), inscription à l’école, tous les épisodes sont regardés à travers les yeux que Witold porte sur sa mère, un regard glacé et glaçant.
À l’inscription de Witold à l’école (à trois ans), le lecteur apprend son nom de famille (Lambert), le nom de jeune fille de la mère (Lenoir). Le père travaille en Allemagne. Il ne revient que pendant les vacances, laissant Ariane telle une « mère célibataire », comme elle le dira au portier de l’école avec qui elle sympathise et qu’elle épousera à la mort du père de Witold. La famille recomposée impose à Witold la présence de son demi-frère, Harold, de six mois son cadet. Il deviendra le souffre-douleur de son aîné… Ainsi, il le drogue à l’éther (dont sa mère usait) en échange d’un trousseau de clé qui permettra au tortionnaire de faire ses fugues dans Bruxelles (« La ville où des bureaucrates contrôlent la vie des citoyens », précise le narrateur dans une détestation explicite de la capitale de l’Europe).
On ne racontera pas ici le détail des péripéties multiples qui conduisirent Witold en hôpital psychiatrique – après que l’on se fut exclamé : « Cet enfant n’est pas un enfant » –, entrainèrent le suicide du portier, l’inondation de l’appartement ; on ne décrira pas non plus ce qui fait de ce récit une invention, au futur antérieur, d’une enfance dont les rêves auraient été à jamais cadenassés. Il reste alors à fuir le réel, et à inventer sans cesse cette évasion au lointain, à bord d’un navire imaginaire, Le Siamois, que dirige un ange.
Ode à l’invention romanesque, Un fugueur précoce déploie un caléidoscope de vertiges qui font de sa lecture un voyage hypnotique. L’auteur inscrit son roman dans la collection bibliothèque rose inventée pour l’occasion et dont « c’est le dernier volume ».
Le sexe du paradis, un recueil (« six very short novellas » lit-on dans la marge de la couverture) paru simultanément, permettra de se plonger à nouveau dans l’univers de Diaz Perez. Dans ces nouvelles, l’auteur construit autour de ses personnages un univers singulier dans lequel la fascination du cinéma et de la littérature laisse libre cours à l’exploration des dérives dans lesquelles il les projette : rencontres dont les promesses ne sont pas tenues, projets transformés en échecs, films qui deviennent des romans, destins inaboutis (comme celui d’un scientifique étudiant « L’instinct de sourire »)… Dans la chute de la nouvelle qui donne son titre au recueil, il nous semble avoir identifié une des clés de l’écriture de Diaz Perez : « un poème de chair et de sang, (…) aussi attirant que les hommes sans avenir, aussi élégant et aussi fulgurant qu’un criminel avec la police à ses trousses, mais dont je n’aurai connu que la douceur et la grâce (…) ».
Et l’auteur de conclure :
C’est une question de poésie.
Jean Jauniaux