Comme une course-relais

Liliane SCHRAÛWEN, L’alphabet du destin, Quadrature, 2021, 146 p., 16 €, ISBN : 978-2-931080-18-4

schrauwen l alphabet du destinVingt-six récits, vingt-six personnages évoluant sur vingt-six heures, le tout en 146 pages. Ce recueil de nouvelles tient du défi et il se déroule à la façon d’un relais narratif dont seuls les titres, qui évoquent les prénoms des protagonistes de A à Z, séparent les séquences qui s’articulent comme si les hommes et les femmes qui s’y succèdent – en respectant l’alternance des genres – se passaient le témoin. Dans cette prouesse technique, c’est l’autrice qui reste aux commandes, elle survole les univers successifs à la façon d’un drone muni d’une caméra. Chaque séquence adopte le point de vue du personnage qui lui donne son titre, détaille la manière dont il perçoit les autres. Ce choix narratif présente l’avantage certain de mettre en face-à-face, dans une succession rapide (les séquences couvrent de 3 à 6 pages), le regard de chacun, les intentions poursuivies, ce qu’il dissimule aux autres et ensuite la façon dont ses actes, paroles et attitudes sont perçus.

Un autre atout du procédé choisi par l’autrice est évidemment, outre la multiplication des points de vue, qu’il imprime un rythme au récit proche de capsules que l’on activerait sur un écran. Certains personnages ont des liens forts et inscrits dans la durée, qu’ils soient conjoints, amants, enseignants et élèves ou apparentés. D’autres sont plus fugaces: l’éboueur croisé au petit matin, la vendeuse d’un magasin, le membre du personnel d’une compagnie aérienne. Parfois leurs contacts se limitent à un regard lancé, une expression fugace du visage. Nous voyons les liens se nouer et se distendre, si futiles soient-ils, les unions durables se défaire, les idylles se nouer, les occasions manquées s’éloigner.

Le genre de la nouvelle brève a ses contraintes : il exige de parvenir à camper des personnages avec un minimum de mots, d’installer une ambiance en quelques lignes, de retenir les dialogues essentiels, tout en installant la trame du récit. Compte tenu des choix de l’autrice, il ajoute la nécessité de poser à chaque fois la lecture que le personnage mis en avant fait de la réalité. Certains noms rejaillissent çà et là, instaurant d’autres liens, d’autres interférences, dont les hommes et femmes ont connaissance ou non.

Le plaisir que Liliane Schraûwen a dû prendre à élaborer L’alphabet du destin semble évident. Loin de lui peser, les contraintes qu’elle s’est choisies font de ce recueil une forme de prouesse ludique au mécanisme certes apparent mais dont le rythme et le caractère envolé nous entraînent dans la ronde. Tout en prenant soin de nous reconduire à la dernière ligne au prénom qui avait ouvert le bal, il tisse en sourdine une vision du monde et des relations humaines sous le signe de l’interaction continue et de l’irréductible complexité.

Thierry Detienne