Contes à rebours d’une utopie

Thomas DEPRYCK, Macadam Circus et Qui dort dîne (ou presque), Lansman, 2021, 92 p., 12 €, ISBN : 978-2-8071-0316-0

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Dans ce recueil des éditions Lansman abritant les pièces Macadam Circus et Qui dort dîne (ou presque), Thomas Depryck livre une parabole acide et surréaliste de la condition humaine dans les sociétés capitalistes. Où êtres humains et animaux jouent tour à tour les rôles de sauveur et de sauvé/à-sauver.

Sous la plume de Thomas Depryck, l’écriture s’apparente à un sport de combat. Écrire ? Affronter le réel, s’en défendre, l’attaquer, le repousser, s’y accrocher. Comme une matière radioactive que l’on sculpte, en même temps qu’elle nous façonne aussi.

On se focalisera ici sur la première et principale pièce, Macadam Circus, en raison de ses abondantes convergences avec la seconde. Dans chaque pièce, une situation normale, quotidienne, familiale (homme, femme, enfant) est soudain traversée par un élément de rupture, un animal, tantôt moustique, tantôt éléphant, qui tend à l’humanité le miroir où elle refuse de se voir.

Alerte poétique

Macadam Circus s’ouvre et se clôt sur une lettre adressée par un père à son fils.

Thomas Depryck convoque souvent dans ses œuvres les éléments les plus purs, inattendus et innocents pour dire la Réalité : un bousier, un moustique, un enfant, un éléphant… Un parfum de Lettres persanes émane de son théâtre car, comme Montesquieu, il donne à voir le monde par le prisme d’un regard différent, du regard de l’Autre, l’étranger ou le non-humain. Toutefois, Thomas Depryck se distingue dans sa démarche de décentrement du point de vue en choisissant, non pas tant de faire parler directement ces êtres alternatifs, que de faire parler ses personnages en réaction à eux. Ces êtres d’apparition, ces deus ex machina interrogent et questionnent les êtres humains rencontrés plus qu’ils ne délivrent des vérités cachetées par un tampon divin. Ces éléments perturbateurs (salvateurs ?) ressemblent à des lanceurs d’alerte … muets et poétiques. Symbolisant la Conscience que l’Humain a depuis longtemps perdue.

Dans sa lettre, le père raconte sa rencontre, un jour en ville, avec un éléphant. Le lecteur se retrouve ensuite plongé dans le quotidien de la famille ayant hébergé le pachyderme égaré. Assiste à des tranches de vie de ce ménage recomposé : promenades, dîners, disputes, moments d’affection … Un détail troublant survient en cours d’histoire : l’éléphant s’avère invisible aux yeux des passants. Quelle issue pour cette rencontre improbable ? Signe avant-coureur d’une utopie échappant au désastre ? Ou bien, au contraire, ultime manifestation de la vie et du vivant avant l’effondrement irrévocable ?

Compte à rebours

Macadam Circus donne d’emblée la couleur de son univers dramaturgique en déclinant les chapitres par ordre décroissant (le premier s’intitule « 10 », le deuxième, « 9 », etc., jusqu’à culminer en « 0 »), évoquant un compte à rebours irréversible pour l’Humanité, vouée à sa propre négation à cause de l’engrenage du capitalisme mortel, et de sa cécité volontaire.

Pavés aérés

Macadam. Circus. Oxymore ? Deux mots, opposés, opposables du moins. Macadam : la réalité, dure, le sol sous nos pas, le support de nos corps. L’immobile, le figé. Circus : le spectacle, la fiction, l’abstraction du quotidien. Le mouvement, le saut. Deux éléments en totale phase avec le théâtre de Thomas Depryck, où s’entrechoquent constamment les plaques de la tragédie et de la comédie. Où le jeu s’amuse du tragique et le tragique assassine le jeu. A ces deux forces en présence concoctant un cocktail explosif, bouillon de roses et de soufre, se greffe une troisième, résultant de leur rencontre : la poésie. Ou plutôt, des moments de poésie, des îlots de sensibilité et de tendresse dans un magma de carnaval déjanté et de larmes séchées :

– T’es beau, papa

Autre passage touchant, à propos de l’attitude des humains face au désastre en cours, invisible :

– On fait comme on peut.
– C’est de la résilience ?
– C’est de l’indifférence ?
– C’est de la nonchalance ?
– C’est tout ça à la fois.

Château de cartes

Macadam Circus est échafaudée grâce au mécanisme de la déconstruction, cher à Thomas Depryck. Il construit en déconstruisant. L’orchestration d’un compte à rebours abonde d’ailleurs dans ce sens et crée un sentiment de chute, une trajectoire vers le non-retour. De plus, aussitôt un élan humaniste et tendre entre deux personnages voit le jour, aussitôt une volée de saillies cyniques ou ironiques y succède.

Cette ivresse de la déconstruction est rendue possible grâce à un autre procédé dramaturgique : la polyphonie. La voix principale du père accouche et interagit avec les voix de sa femme, de son fils et de l’éléphant. Surgissent aussi régulièrement des voix non-identifiées (voix intérieure du protagoniste ? Voix de l’auteur ?), amplifiant la dimension chorale du récit, et le ping-pong délirant des répliques, où chaque balle échangée est trempée dans du formol. Cette idée de polyphonie touche non seulement aux personnages mais aussi à l’inter-textuel puisqu’une réplique de Macadam Circus fait tout à coup jaillir le nom de la pièce suivante : « qui dort dîne ». Ainsi, le texte de Thomas Depryck recèle un réseau de signes et de renvois instaurant un mouvement entre ses œuvres, décloisonnant l’idée d’une pièce circonscrite à un territoire fixe et momifié.

En conclusion, Thomas Depryck frotte réel et fiction comme deux pierres de silex pour en extirper le feu de vérités inaudibles à une époque devenue sourde à force de n’écouter que les bruits de klaxon du quotidien.

Julien-Paul Remy