Un coup de cœur du Carnet
Isabelle SPAAK, Des monts et merveilles, Équateurs, 2022, 267 p., 20 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-38284-062-7
« Chasseur de baleines et chimères, éleveur de renards, traducteur de nuages, querelleur polyglotte, clown pour tous les âges, écrivain du dimanche, érudit, poète, Michel est aussi un épistolier infatigable ». Sa disparition, en 2019, plonge sa demi-sœur, Isabelle Spaak, dans un profond chagrin. Très vite, les souvenirs se bousculent, disparates, fragmentaires, soumis parfois aux défaillances de la mémoire. Il y a les vacances d’été sur l’Île de Ré dont les photos en kodachrome prises par la mère reconstituent l’heureux film, les cris et blessures d’enfant que seul Michel semble pouvoir apaiser puis les lettres échangées, innombrables.
Ma chère Isabelle, as-tu lu Primo Levi ? La Trêve. J’ai l’impression de connaître ce texte par cœur, du premier au dernier chapitre.
Je chéris particulièrement ceci : « C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve. »
Michel a exercé mille professions et fait le tour du monde. À Liège, où il a finalement posé ses valises, il emmène sa sœur à la redécouverte des ruelles pavées du quartier Hors-Château et des escaliers de la montagne de Bueren. Au hasard de leurs flâneries, ils passent devant l’hôtel particulier où Napoléon a séjourné à deux reprises :
« Dans cette maison, autrefois palais du gouverneur de l’Ourthe sous le régime français : le général Bonaparte, Premier consul de la République, accompagné de Madame Bonaparte (Joséphine) a séjourné du 13 au 15 thermidor an XI (du 1er au 3 août 1803). Napoléon empereur des Français, y couche à nouveau du 7 au 8 novembre 1811 en compagnie de l’impératrice Marie-Louise. »
Cette découverte, en apparence anodine, entraînera l’autrice belge à Parme, Paris et Fort-de-France, sur les traces de Joséphine et Marie-Louise.
Les anecdotes du frère fantasque, lanceur de harengs depuis son balcon liégeois, se mêlent alors aux récits des campagnes de l’Empereur. Au mariage de Napoléon avec Joséphine en 1796 succèdent les noces de Michel en 1970. Les visites de Napoléon sur le champ de bataille de Rocourt, les ruines d’Amercœur et la plaine de Droixhe sont interrompues par les divagations poétiques du frère :
Ma chère Isabelle, me voici.
Cerveau : vide (les éboueurs sont passés et il ne reste que quelques arêtes de morue qu’un chat écorché lorgne avec passion).
Yeux : vides (la brume de la Tamise mélangée aux fumées de l’incinérateur public).
Bouche : vide (presque. Il en sort… un hareng).
Oreilles : pleines (tu imagines de quoi…).
Pieds : dévissés, au placard.
Mains : chez le marchand de ferraille, afin de remplacer le cuivre des boulons par du plastique.
Estomac : suspendu par deux pinces à linge à une corde, où il égoutte lentement son contenu de vaseline.
Et c’est avec une écriture à la temporalité joyeusement désinvolte et à la syntaxe élégamment dépouillée que la tragédie familiale est pudiquement évoquée, entre deux épisodes de l’histoire de Napoléon.
Michel de Selys Longchamps a donné à sa sœur le goût des romans de cape et d’épée. Enfant, elle « croyai[t] dur comme fer à ces héros inventés à partir de personnages réels pour semer le trouble entre le vrai et le faux. » Son frère n’est-il pas de ceux-là ?
Dans Des monts et merveilles, Isabelle Spaak explique avoir voulu faire un cadeau à son frère en se consacrant à cette épopée napoléonienne. Elle offre au lecteur bien plus que cela : un roman familial dans lequel la tragédie intime se mêle au drame historique et que traverse un seul héros devenu éternel par ses mots.
On regrettera seulement les quelques coquilles, qui heurteront à tout le moins les lecteurs liégeois…
Laura Delaye