Natol BISQ, Plein soleil, Le sabot, coll. « Du seum », 2022, 536 p., 17 €, ISBN : 9782492352072
Démesure narrative, lumière d’un soleil noir, calciné qui embrase l’écriture, les registres stylistiques, trame ambitieuse où se mêlent thriller de facture cinématographique, mise en abyme de la littérature et galerie de personnages en proie au vertige existentiel… Plein soleil, premier roman ambitieux d’un jeune auteur féru de pseudonymes (dont celui de Natol Bisq), nous entraîne dans un dédale d’actions, de quêtes qui interroge le principe de réalité.
Lancée sur les routes de l’Europe et d’Asie afin de retrouver un écrivain avec qui elle entend régler ses comptes, Léa fait l’expérience de mondes souterrains, parallèles dans un climat qui mêle Matrix et road movie à l’heure du virtuel. Éminemment sensorielle, l’écriture dresse une multitude de scènes d’opéra dont les personnages et le lecteur se doivent de rassembler les pièces du puzzle. La boîte de Pandore que nous ouvre Natol Bisq libère la folie d’un monde où règne Lacis, une organisation cybercriminelle établie en Italie, berceau de toutes les mafias. Les dédoublements, les dérives hallucinées de la fiction s’inscrivent dans une esthétique lynchienne qui dévoile l’envers du décor, les manœuvres complotistes, le tremblement du vrai et du faux, les sous-sols de la conscience, la production de variantes de clones.
Plein soleil jette tous ses feux sur les forces de l’ombre, sur les activités mystérieuses d’une cybermafia spécialisée dans l’oblitération des personnes : là où la disparition, l’éclipse des acteurs, des rouages de l’organisation criminelle attire l’attention du pouvoir, l’oblitération des traces informatiques d’une personne permet de déjouer les systèmes de surveillance, de traque et de saboter les visées d’une société de contrôle généralisée.
Afin d’oblitérer une personne… c’est-à-dire, pour effacer les traces informatiques que laisse une vie humaine, on crée une sorte de double très bavard, c’est un processus lent et complexe… En gros, un parasite s’ancre sur l’identité de la personne en question et produit des données qui s’ajoutent à celles qui existent déjà. Au début elles diffèrent peu, mais au fil du temps, le parasite grandit. Il prend toujours plus de place jusqu’à pouvoir assumer une identité bien à lui.
Au fil d’un tempo qui oscille entre oppression et rêveries suspendues, au travers d’une galerie de personnages tourmentés, ce roman choral bâtit une architecture d’une complexité formelle au diapason de la complexité de l’intrigue. Les fantômes de l’Histoire, des guerres, de la mythologie côtoient un kaléidoscope d’auteurs, d’artistes brassés comme une matière textuelle ; le sexe hygiénique, l’amour fou de Raffaele pour Elsa disparue, la poursuite de Nemoñoc, l’auteur à succès traqué par Léa ont pour horizon les dérèglements du schème sensori-moteur, le décollement du réel, la rupture entre le sujet et lui-même, entre le sujet et le monde. Le manifeste brandi par Natol Bisq relève de l’apocope, une figure de style devenue figure d’action qui condense l’ADN des Éditions du Sabot, alias « Éditions du sabotage littéraire et artistique ». Le magnifique graphisme de ce roman qui, en son magma solaire-lunaire, fait éclater toutes les coutures du dire consone avec une entreprise qui jongle avec l’ouvert et le fermé, le secret et l’explicite. De l’enterrement en Sicile qui ouvre le roman à l’immersion des personnages dans les catacombes d’Istanbul où règne une secte organisant des raves, des orgies de corps inertes, avalés par les drogues, Plein soleil irradie une nébuleuse d’énigmes qui mettent en scène le vortex autodestructeur du monde contemporain, la folie des parasites identitaires à l’ère des logiciels, l’effacement des souvenirs à coups de prolifération de data, de réalité augmentée. Dressant des parallèles aussi troublants qu’évidents entre espace de la littérature et écriture codée des programmes informatiques, ce méta-roman empoigne avec une folle inventivité et une grande diversité stylistique la question de la disparition des corps et de la matière sous les mirages d’un univers connecté, dominé par la loi de l’oblitération.
Véronique Bergen