Au-delà du fleuve

Alex LORETTE, La vie comme elle vient, Lansman, 2022, 80 p., 12 €, ISBN : 9782807103467

lorette la vie comme elle vientAlors que sa vie semble peu à peu tirer sa révérence, Lucie regarde son passé. Elle se souvient de son arrivée en Belgique en 1958, âgée alors de dix-huit ans. Cette terre où elle s’est tout de suite sentie étrangère. Cette terre où il fait froid, où l’eau est verte, où le vent vient de la terre. Elle raconte sa naissance, au fin fond du Congo, au bord du fleuve, à quatre heures de marche de la première ville. Naissance à laquelle sa mère n’a pas survécu. Elle se souvient de son enfance auprès de sa nourrice noire, Massiga, au grand désarroi de son grand-père qui considérait le peuple noir comme des sauvages. Le racisme et les idées colonialistes étaient encore bien ancrées à cette époque. Malgré sa couleur blanche, Lucie se sent noire au-dedans.

Son père, qui travaillait pour une société minière et ne s’occupait pas d’elle, meurt également assez jeune. Elle est élevée par son grand-père qui l’envoie en Belgique, à dix-huit ans, pour faire des études. Après un court séjour chez des cousins à Tervuren – où on l’empêche de faire quoi que ce soit d’intéressant et on l’on loue sans arrêt la grande Belgique de Léopold II –, on l’envoie dans un pensionnat de sœurs, afin qu’elle devienne institutrice. La vie y est rude. Une unique douche hebdomadaire, en chemise de nuit car la nudité est un péché. Il faut dormir sur le dos, les bras en croix, ne pas sourire et tout le temps se taire. Le Congo lui manque. La liberté, le soleil, les grandes étendues… Ici, elle est enfermée et ne peut rien faire. Il ne lui reste que ses pensées, mais n’a-t-elle pas rêvé cette enfance au Congo ? Elle repense aussi à son ami Nkisu qui allait chez les pères blancs et parlait un français remarquable. Elle se souvient de leurs parties de foot, de leurs baignades dans le fleuve Congo, mais aussi de ce jour, le 8 août 1957, où ils se sont aimés et où sa vie a basculé. Depuis son arrivée en Belgique, Lucie n’a qu’une seule envie : gagner suffisamment d’argent pour retourner au Congo et retrouver un être cher. Parviendra-t-elle à se composer une famille ? À trouver sa place ? À aimer et être aimée ? Elle ne se sent pas chez elle en Belgique, mais le Congo dont elle rêve n’existe plus.

Sans artifices, Alex Lorette livre le récit de vie de Lucie, troublant et attachant. À travers cette pièce riche en questionnements, l’auteur revient sur une période sensible de l’Histoire belge et aborde avec délicatesse des sujets tels que la différence, le racisme, l’exil et la recherche d’appartenance. La vie de Lucie n’a rien d’un long fleuve tranquille. Pourtant, elle reste déterminée. Déracinée, elle veut se trouver un foyer.

Sixième texte d’Alex Lorette publié aux éditions Lansman, La vie comme elle vient a été créée en mars 2022 au Théâtre Le Public, puis à l’Atelier Jean-Vilar, dans une mise en scène de Denis Mpunga.

Émilie Gäbele

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