Face aux tremblements du monde

François EMMANUEL, Guérir par l’écriture ?, Taillis pré, 2022, 77 p., 12 €, ISBN : 978-2-87450-191-3

emmanuel guerir par l ecritureGuérir par l’écriture ? est une question qui en cache d’autres, et c’est certainement pour son amplitude et ses ombres que François Emmanuel l’a choisie pour titre de ce petit essai condensé et érudit, qui explore les points de jonction et de rupture entre la vie et l’œuvre, entre les chemins thérapeutique et artistique qui jalonnent le parcours des auteurs et des autrices. En deux parties dont la seconde s’attache à exemplifier les réflexions développées dans la première, l’auteur interroge le processus de création et ses répercussions sur le corps des auteurs et autrices à partir du courant de l’art-thérapie. Mais plutôt que de se consacrer aux ateliers en tant que tels, François Emmanuel décale le concept et l’applique non plus à des écrivants (des personnes qui ne font pas de l’écriture leur métier mais s’y glissent dans le but d’y trouver une voie vers la guérison), mais à des écrivains.

C’est ainsi que l’on croise au fil de ces quatre-vingt-six pages les mots et les histoires d’Antonin Artaud, de Kafka, Camus, Duras, Ernaux, Borgès, Weil, voire encore les vies dédoublées de Charles Bertin, Henry James et Henry Bauchau. À travers ces personnalités multiples qui accompagnent les circonvolutions de la pensée transparaissent les thèmes, chers à la psychanalyse, du rêve, du rapport (potentiellement conflictuel) au langage, de la psychose et de l’enfance. Autant de motifs qui font écho à la notion de traversement, laquelle apparaît centrale puisque l’écrivain ne fait que réunir les conditions nécessaires à sa mise en œuvre, « suspendant, au moins en partie, l’instance de contrôle, comme le rêveur se laisse traverser par le flot d’images dont au réveil, il tentera de faire récit ». Car écrire reviendrait à déposer les mouvements intérieurs, s’en décharger, se détacher de l’expérience traumatique qui serait à l’origine ou, du moins, au cœur (parce que les déclencheurs sont multiples) de l’acte d’écriture.

Il n’est pas interdit de penser que le traumatique gît parfois, gît souvent, sous la ligne mémorielle du conscient, dans nos vies pourtant moins éprouvées. Et l’on pourrait dire que nous écrivons tous sur de petits traumas oubliés.

Ce qui signifie en retour que ce quelque chose que l’on dépose nous échappe, que l’apaisement produit par le « dépôt » ne va pas sans un certain effet de dédoublement, sans l’avènement d’un double qui s’épanouit dans l’écart fictionnel : « quelque chose a été déposé sur la page, le voici doté d’une vibration propre ». Au risque, face à ce vertige, de sombrer dans la psychose – mais aussi d’en sortir par l’écriture, comme le montre l’exemple admirablement décrit d’Artaud, lequel va « prendre la langue par le corps ».

Mais si l’écriture peut provoquer un possible soulagement ou désencombrement, il demeure un nœud : pourquoi l’écrivain ne cesse-t-il ou elle d’écrire ?

Car de toute évidence, il y a quelque chose qui ne se calme pas en écrivant, il y a un projet toujours à remettre sur le métier […], ce foyer de l’écriture qui chez les écrivains est inapaisable et que, non sans un certain excès de langage, on pourrait nommer la blessure d’origine.

Il s’agit désormais de se pencher sur l’idée de guérir de l’écriture, question-miroir qui amène l’auteur à prendre un tour aussi surprenant que pertinent : si, à l’origine de l’écriture se trouve une blessure et si cette blessure est une faille, elle constitue aussi une béance d’où peut surgir la lumière, celle de l’œuvre en devenir. Appuyant son propos par l’élaboration de formules éblouissantes, François Emmanuel prend à rebrousse-poil la figure de l’artiste torturé : la blessure en réalité « n’en finit pas de nourrir l’écriture », puisque « nos failles sont aussi nos trouées lumineuses ».

En dépit de sa brièveté, Guérir par l’écriture ? porte une réflexion dense qui échappe aux raccourcis et dépasse les liens de causalité entre le biographique et l’artistique. Il insuffle un nouveau souffle aux représentations qui entourent le processus créatif grâce à un mouvement constant d’aller-retour, de soi au monde, du fantôme au fantasme, brassant tant dans le fond que dans la forme ce qui fait le sel de la littérature : une écriture vivante.

Louise Van Brabant

Plus d’informations

  • La fiche de François Emmanuel
  • « Guérir par l’écriture…? » et « Guérir par l’écriture… et n’en jamais guérir » : deux communications de François Emmanuel à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (10 avril et 8 mai 2021) disponibles en vidéo