Archives par étiquette : écriture

Le collectionneur d’expériences

Thomas LAVACHERY, Le Netsuke, Esperluète, 2022, 192 p., 22 €, ISBN : 9782359841572

lavachery le netsukeDans Le netsuke, le nouveau roman de Thomas Lavachery, le narrateur Jacques Mellery raconte avec une tendresse douce-amère la fin de son adolescence. À cette époque, il passe ses journées hors de sa maison, dénuée de présence maternelle (par la mort) et paternelle (par l’effacement). En-dehors de l’école, où il ne brille pas par son implication, il explore sa commune et fréquente aussi bien les esseulés que les familles de ses camarades au sein desquelles il se voit accueilli avec évidence. Encore maintenant, « [il] ignore ce qui plaisait en [lui] mais [il] ne devai[t] pas en faire beaucoup pour [s]e faire accepter ». Peut-être était-ce dû à sa plasticité sociale, sympathique petit caméléon lui qui « changeai[t] de manière d’être, de parler, en fonction des personnes avec qui [il] se trouvai[t] ». Continuer la lecture

Face aux tremblements du monde

François EMMANUEL, Guérir par l’écriture ?, Taillis pré, 2022, 77 p., 12 €, ISBN : 978-2-87450-191-3

emmanuel guerir par l ecritureGuérir par l’écriture ? est une question qui en cache d’autres, et c’est certainement pour son amplitude et ses ombres que François Emmanuel l’a choisie pour titre de ce petit essai condensé et érudit, qui explore les points de jonction et de rupture entre la vie et l’œuvre, entre les chemins thérapeutique et artistique qui jalonnent le parcours des auteurs et des autrices. En deux parties dont la seconde s’attache à exemplifier les réflexions développées dans la première, l’auteur interroge le processus de création et ses répercussions sur le corps des auteurs et autrices à partir du courant de l’art-thérapie. Mais plutôt que de se consacrer aux ateliers en tant que tels, François Emmanuel décale le concept et l’applique non plus à des écrivants (des personnes qui ne font pas de l’écriture leur métier mais s’y glissent dans le but d’y trouver une voie vers la guérison), mais à des écrivains. Continuer la lecture

Confidences incomplètes

Jean-Philippe TOUSSAINT, C’est vous l’écrivain, Le Robert, coll. « Secrets d’écriture », 2022, 160 p., 14,90 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 978-2-32101-678-6

toussaint c'est vous l'écrivainÉlargissant leur catalogue lexicographique bien connu, et peut-être inspirées par la vogue actuelle des « making of », les éditions Le Robert lancent la collection « Secrets d’écriture », qui veut faire découvrir au public cultivé la complexe cuisine des œuvres littéraires en donnant la parole à des auteurs consacrés : Michel Bussi, Jean-Philippe Toussaint, demain Frank Thilliez, Susie Morgenstern… « C’est vous l’écrivain » est une réplique de Jérôme Lindon à Toussaint qui le consultait en 1984 à propos de son premier manuscrit, et nous livre aujourd’hui des réflexions circonstanciées sur son travail de romancier. Filant la métaphore du fleuve, le livre est structuré de façon apparemment rigoureuse – dérivations et reflux abondent – en quatre « temps » de longueur inégale : La source (origines du vouloir-écrire, débuts dans l’édition), Le cours (anamnèse détaillée du travail), L’estuaire (rencontres avec le public), Le grand large (procédés narratifs utilisés). En aucune façon l’auteur ne cherche à commenter ses livres finis : davantage lui importe le travail en train de se faire, car l’écrire est du côté de la vie tandis que l’écrit est un objet figé, inerte, que seuls animent les lecteurs, critiques, traducteurs, adaptateurs. C’est vous l’écrivain ne relève donc nullement d’une démarche herméneutique : il est le compte rendu d’un apprentissage et d’un métier, on voudrait dire d’un « artisanat ». Continuer la lecture

Ô poids ! suspends ta courbe !

Claude FROIDMONT, Dommage qu’elle soit si grosse…, éditions F. Deville, coll. « Œuvres au rouge », 2022, 270 p., 20 €, ISBN : 9782875990556

froidmont dommage qu'elle soit si grosseBernard est obèse, adipeux, gorgé de graisse, « comme un énorme beignet trempant dans son huile avant d’être abondamment sucré dans l’assiette ». Cette caractéristique physique s’est imposée à lui dès son enfance, a été gonflée par les soins culinaires maternels, a nourri les moqueries de ses camarades de classe et les regards avides des inconnus, a englouti ses velléités de se frotter au monde. La réclusion s’est rapidement profilée comme le salut possible, entre les murs de sa chambre du vivant de ses parents d’abord, dans une maison au milieu des arbres (dont la boîte aux lettres se situe à un kilomètre, toujours parcouru en quad) ensuite. À l’abri, il s’adonne à ses péchés mignons : la nourriture, en chair et en lettres. Car le narrateur présente un second penchant insatiable, celui des mots. Il avale, dévore, se gave de livres : ceux-ci constituent « des remparts à [s]a difficulté d’être », et les écrivains, une famille. Ses parents, alliés de toujours, l’ont à dessein tôt dégagé de toute inquiétude bassement matérielle et ont veillé à ce que leur poussin se sente comme un coq en pâte. Continuer la lecture

Vivrelireécrire

Colette NYS-MAZURE, Par des sentiers d’intime profondeur, préface d’Alexis Jenni, Salvator, coll. « Chemins d’étoiles », 2022, 203 p., 18,50 €, ISBN : 9782706721281

nys mazure par des sentiers d intime profondeur« La marche est une parenthèse enchantée pour nombre de nos contemporains.  Dans le monde de la vitesse, du rendement, de la performance, c’et une échappée belle » nous dit David Le Breton, sociologue et anthropologue  l’université de Strasbourg (Le monde de la Bible, n°240).

Dans son dernier livre, Colette Nys-Mazure partage son amour et sa pratique de la marche en chapitres courts et plus ou moins thématiques : les promenades en solitaire, en compagnie, à travers la campagne, dans les rues de villes, à l’étranger ou près de chez elle, vers l’église paroissiale, au rythme des saisons, … Continuer la lecture

Éloge de la fiction

Les mondes possibles de Jérôme Ferrari. Entretiens sur l’écriture avec Pascaline David, Actes Sud et Diagonale, 2020, 176 p., 18 €, ISBN : 978-2-330-12442-7

En portant son choix sur Jérôme Ferrari, Pascaline David (co-fondatrice de la maison d’éditions namuroise Diagonale associée à Actes-Sud pour cette publication) se montre particulièrement avisée non seulement pour braquer les projecteurs « en direct » sur un auteur majeur d’aujourd’hui, mais aussi pour mettre en lumière les enjeux de la fiction romanesque et susciter en tout cas la réflexion sur les conditions de sa légitimité et sur son rôle spécifique. Durant plus d’une semaine passée en Corse -la terre natale de l’écrivain – Pascaline David l’a confronté à un questionnaire serré, méthodique et pertinent pour activer une recherche nourrie par une connaissance approfondie de son œuvre. Il apparaît au fil de la dialectique de l’écrivain et philosophe – à qui l’on doit notamment Le principe, Le sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012), Un dieu un animal, ou plus récemment Á son image (Prix du journal Le Monde et Prix Méditerranée) – que l’ouvrage constitue aussi, en filigrane de professions de foi littéraires bien marquées et assumées, un outil à mettre utilement entre les mains de tout candidat à l’écriture romanesque et à la fiction signifiante. Bien entendu, pour l’intéressé, il ne s’agit nullement de distribuer des recettes, mais surtout de faire entendre que l’écriture de ses romans est soumise à une double exigence. Elle pourrait se définir en somme par deux maîtres-mots : intégrité de la démarche et cohérence interne. Bref, écrire vrai : Je ne peux pas écrire quelque chose en quoi, d’une certaine manière, je ne crois pas. Je sais bien que c’est de la fiction, mais en même temps, il faut que j’y croie. Il faut que j’y croie parce que sinon pourquoi irais-je l’écrire ? Continuer la lecture

Le grand jeu de lire

Daniel SIMON, Positions pour la lecture. Promenades lectures-écritures-ateliers, Couleur livres, 2019, 140 p., 14 €, ISBN : 978-2-87003-901-4

Bien rares sont les auteurs qui sortent tout armés de leur écriture première. La plupart tournent en rond interminablement. Ils effectuent des rites de passages, sacrifient aux idoles du jour, et suivent des pistes qui débouchent sur des sources taries. Soit qu’ils croient que la littérature est de la musique, soient qu’ils pensent qu’elle est un témoignage vécu, ils n’échappent pas aux apparences, c’est-à-dire à la répétition.

Il est pourtant tout simple de remarquer que la littérature est une vision, soutenue par une langue intime, et happée par l’amour de la vérité. Pour en faire l’expérience personnelle, il suffit d’explorer quelques-unes de ces îles au trésor qu’on appelle les chefs d’œuvre. Continuer la lecture

Atelier de parole collective

Vincent THOLOMÉ, 4 QIB & 4QTP, Rêves et vies d’Alphonse Brown, Mike Triso, Henri M et Diego Dora, Maelström, 2019, 52 p., 5 €, ISBN : 978-2-87505-342-8

tholome reves et vies d alphonse brown couverture maelströmÀ dix reprises, Vincent Tholomé a rencontré des élèves de l’Institut Technique de Namur, recueilli leurs vies, leurs rêves, leurs pensées, leurs silences. Comme ces adolescents de 4 QIB (4ème qualification industrie du bois) et de 4 QTP (4ème qualification en travaux publics) assemblent des machines, des meubles, ici, avec Vincent Tholomé, ils assemblent des fragments de leurs vies, construisent un récit qui a la particularité d’être fondu en un seul texte collectif, scandé par les noms d’Alphonse Brown, Mike Triso, Henri M et Diego Dora. La circulation de la parole permet d’interroger les rapports à soi, aux autres, au monde. Vincent Tholomé place la démarche sous le signe de l’art japonais du kintsugi, l’art de recoller les restes, de rassembler les ruines, les morceaux d’un bol brisé. Continuer la lecture

Où l’on suit passionnément pas à pas les premiers pas d’une autrice dans l’écriture

Chantal DELTENRE, Écrire en marchant. Premiers pas, Maelström, 2018, 134 p., 14 €, ISBN : ISBN : 978-2-87505-305-3

deltenre ecrire en marchant

Deux événements minuscules se produisent à ce moment-là. Une mouche, soudain piégée au cordon de glu qui pend du lustre au-dessus de ma tête, se met à vibrionner. Sa lutte désespérée me vrille les oreilles. En même temps, une mésange vient se poser au bord de l’appui de fenêtre extérieur. (…) Ma gorge se serre. (…) Je n’en peux plus de cette immobilité. Si je ne bouge pas, le tourbillon qui emporte le sourire de ma grand-mère (…), l’ordre et le décor figés de la pièce à vivre, (…), je glisserai avec eux dans la mort, l’extinction.

Des fois, tout se décide sur un coup de tête. Irréfléchi. Comme une réponse, pas du tout attendue, aux aléas ou aux impasses de la vie. À la lecture d’Écrire en marchant, on se dit que Chantal Deltenre aurait très bien pu ne jamais écrire, ne jamais publier. Sauf qu’il y a eu cet instant T, événement fabuleux, véritable matrice de sa vie d’écrivain. Continuer la lecture

Père, fils et ABC

Sébastien MINISTRU, Apprendre à lire, Grasset, 2018, 160 p., 17,00 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 9782246813996

ministru apprendre a lireAntoine, à presque soixante ans, se rapproche de son père, un octogénaire bourru auquel il rend visite dès que son travail le consent. Père et fils évoluent dans des univers antinomiques. Le paternel est un Sarde au machisme appuyé, analphabète, qui s’abreuve des nouvelles télévisées tout en critiquant l’hypocrisie des journalistes ; il se nourrit de plats en barquette qu’il réchauffe sur une gazinière qui participe à alimenter la couche de gras recouvrant la totalité de la cuisine et l’inquiétude du fils quant à l’usage du gaz combiné à l’âge avancé de son utilisateur. Le fiston, directeur général à la tête d’un groupe de presse, est un professionnel exigent et antipathique, qui vit en couple avec Alex, son compagnon. Ces deux protagonistes se fréquentent, ou plutôt, se frôlent, plus qu’ils ne semblent avoir tissé ensemble une véritable relation ; pourtant, avoue Antoine, ils sont bien liés, reliés par « ce lien que j’ai tant essayé de défaire mais qui, peine perdue, ne fait que se renforcer ».

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Romanistes mode d’emploi

Romanistes et romanciers. Actes du colloque organisé par l’Association des Romanistes Ulg en mars 2012, textes recueillis par Daniel Charneux, Christian Delcourt et Janine Delcourt-Angélique, Editions de la Province de Liège, 2014, 304 p., 20 €

ROMANISTES & ROMANCIERS Actes du colloque organisé par l'Association des Romanistes ULg / Bruxelles, Palais des Académies / 10 mars 2012À l’initiative de l’Association des Romanistes de l’Université de Liège, présidée par Jeanne Delcourt-Angélique, des écrivains-romanistes issus des différentes universités du pays ont été invités à participer à un colloque accueilli par Jacques De Decker sous l’égide de l’Académie. Leur mission : livrer leurs sentiments sur le rapport de ce cursus  avec leur activité d’écrivain et sur son apport à leurs écrits. Il en résulte un livre rassemblant les actes de ce colloque où se déshabillent sous cet éclairage 36 écrivains marquants de chez nous (36 comme les chandelles de l’éblouissement…). Le rideau ouvert par France Bastia se refermera avec elle et avec son époux grammairien André Goosse. Quant à la présentation de cette entreprise, elle est assurée par Jeanne Delcourt-Angélique dans un avant-propos éclairant, circonstancié et exemplatif de ce supplément de technicité et de subtilité analytique  dispensé par la formation de romaniste. Et c’est avec raison aussi que la présentatrice évite de citer les noms des romanciers dont elle reprend certains propos pour illustrer et cerner  la diversité des ressentis et des orientations développés ensuite dans l’ensemble des prestations personnelles. Mais s’il s’agit d’écrivains uniquement nourris au biberon de ces études universitaires et s’ils représentent une part majoritaire des plumes les plus célébrées de notre bassin littéraire, les acteurs de ce colloque sont évidemment bien conscients que les romanes ne sont en rien un passage obligé pour que s’affirment un talent et une vocation de romancier, comme l’attestent bien des grands noms des lettres belges d’hier et d’aujourd’hui. Continuer la lecture