Luc DEL COR, Femme qu’on aime, Le Coudrier, 2021, 214 p., 24 €, ISBN : 978-2-39052-028-3
D’un tempérament discret, le poète Luc Del Cor n’est guère connu du grand public, malgré les quatorze recueils qu’il a publiés depuis 1980 chez différents éditeurs dont le Pré aux Sources ou Éole. Né à Uccle en 1947, il commence à écrire jeune adolescent, découvre ébloui la poésie de Baudelaire, puis Verlaine et Rimbaud, avant d’entrer au Service de la Lecture publique où il fera toute sa carrière. Séjournant à Orpierre en 1980, il s’éprend de ce vieux village des Alpes provençales où il reviendra chaque année et dont les réminiscences émaillent ses poèmes. Il a quarante ans quand se produit un séisme : à deux reprises, René Char le reçoit à l’Isle-sur-Sorgue pour des entretiens qui auront sur son art poétique une influence décisive. En témoignent des recueils tels que Juillet. Poèmes pour courtiser la femme (2002), Juillet. Matins roses et verts (2002), Le soulier du désir (2017). Paru fin 2021, Femme qu’on aime poursuit dans la même ligne exigeante, tendue comme une corde de violon, mais en un souffle inhabituel puisque le volume dépasse les deux cents pages : 159 poèmes répartis en neuf parties de longueur inégale, chacune précédée de citations littéraires et d’une photo en couleur.
Systématiquement discontinue, fragmentée, l’écriture de Luc Del Cor fait penser, au premier abord, à un aimant qui attirerait dans le désordre toutes les pièces passant à sa portée. Ainsi élude-t-elle toute poursuite de quelque cohérence ou logique, à fortiori d’une « pensée », happant aussi bien des souvenirs de choses vues, des scènes fantasmées, des bouffées de désir vers la femme, des références artistiques et littéraires, des paysages entrevus, des sarcasmes contre la bêtise ou la laideur. Maintes notations restent d’ailleurs purement allusives, spécialement ces toponymes ou anthroponymes qui eussent mérité une note en bas de page, tels les Aphillantes, la Nesque, Stanislas Grof… Et pourtant, proche du style « bloc-notes », cette poésie souvent énigmatique ne part pas dans tous les sens. Au fil des pages, les récurrences de mots et d’images se multiplient, produisent un effet d’insistance, voire de ressassement, à travers quoi un fragile non-dit peu à peu se fait discernable – dans la mesure où le lecteur accepte de s’y aventurer.
Parmi les affluents qui nourrissent le fleuve Femme qu’on aime, il y a d’abord les paysages du Sud-Est de la France – Drôme, Alpes-de-Haute Provence, Vaucluse, etc. – que l’auteur a souvent arpentés dans un esprit a-touristique, privilégiant tels moments éphémères, tels détails apparemment insignifiants. S’y détachent comme autant d’instantanés villages ensommeillés – Le Thor, Simiane, Orpierre –, rivières caillouteuses, chats et passereaux, éminences rocheuses avec la joie des « choses vues de plus haut »… Deuxième affluent tout aussi intarissable : les références aux mondes de l’art, de la musique, de la littérature, du 19e siècle à aujourd’hui : Cézanne et Morandi, Rilke et Char, Ravel et les jazzmen américains. Chacune des neuf parties débute d’ailleurs par une suite de citations, disparates tant par la provenance des auteurs que par le contenu. Un parti pris de dispersion généralisée anime donc ces multiples signes, où il n’y a pourtant trace ni d’étalage vain, ni de dandysme : comme les paysages naturels, les paysages culturels sont autant de gisements généreux où le poète puise à tire-larigot, en fonction d’une nécessité qu’il est seul à connaitre.
Toutefois, il est dans la poésie de Del Cor un affluent plus important encore : le sentiment amoureux – non de nature platonique, mais pétri d’une imagerie sensuelle que hante le déshabillage du corps féminin, focalisé sur les jambes et les seins. Ainsi « la poète », « la muse », « l’amoureuse » est-elle omniprésente corps et âme, sorte de phare voué à la navigation explorante et risqueuse du poète…
Toutefois, le moteur de cette quête multipolaire resterait flou s’il n’y avait, en repoussoir, ces passages sarcastiques ou dénonciateurs : « l’imposture du profit », « la mauvaise pente de l’homme », « la barbarie contre l’homme seul », « l’hypocrisie, la tromperie ». Tout entière requise par la recherche de la beauté tant morale que physique, la poésie pour Luc Del Cor n’est nullement un passe-temps mais bien une manière de vivre, d’envisager le monde. Elle doit permettre au sujet de se protéger, de ne pas se laisser asservir à la « réalité » tyrannique, de reconquérir à chaque instant cette liberté qui est le plus fragile et le plus précieux des biens. En ce sens, elle est prise dans un paradoxe essentiel : l’émerveillement est par nature une expérience éphémère qu’il s’agit pourtant de maintenir sans cesse éveillée – ce qui place l’entreprise sous le double signe de l’espérance et de la répétition.
Daniel Laroche