Au Grand Nord, les grands remèdes…

Jérémie THOLOMÉ, Francis FLUTE (ill.), Le Grand Nord, Maelström ReEvolution, coll. « Rootleg » #10, 2022, 73 p., 8 €, ISBN : 9782875054265

tholomé le grand nordIl y a comme une surcharge électrique dans le courant continu qu’injecte l’écriture de Jérémie Tholomé sur la page. Texte lauréat du Prix Hubert Krains 2021 décerné par l’AEB (Association des Écrivains belges de langue française), le recueil Le Grand Nord s’articule autour de cent huit blocs syntaxiques en apparence autonomes, répartis en trois groupes de trente-six, deux par page, mais qui s’imbriqueraient comme dans un jeu de miroir infini. Chaque fragment répondant en effet à un autre dans chacune des parties. Martingale impossible témoignant des incertitudes et incohérences d’un monde plongé dans la tyrannie technologique et reproductrice.

À coup d’images étonnantes, déroutantes, les salves scripturales du poète dessinent les QR codes d’une modernité qui nous soumet à sa logique calculatoire. Tout y passe, du clonage au transhumanisme, de la fibre optique aux imprimantes 4D, et l’apparent désordre langagier s’organise presque malgré lui. Les paragraphes s’enchaînent, s’apparient pour donner l’illusion d’une vérité, celle qui homogénéise au lieu de diversifier. L’écriture matricielle de Tholomé rebat nos certitudes, les mots devenant, devant nous, décharges électriques synaptiques. L’effet est saisissant et sacrément efficace.

« La peau fond sous l’acide des pluies de taux hypothécaires / On écrit nos vies clonées dans des poèmes prétendument originaux / En prenant appui sur des croyances statistiques autocentrées / Et la conviction que les pailles en bambou sauveront la planète »

« Les logos des organismes bancaires marquent les peaux irritées / On asservit la moindre parcelle constructible / En fabriquant des cercueils de servitude volontaire / Et la libellule sait qu’il existe pourtant soixante-trois alternatives »

« La banque-marionnettiste protège le moindre de nos quarts d’heure de félicité / On laisse carte blanche aux logiciels bienveillants d’exploitation cinétique / En menaçant d’embargo les communautés autonomes de léopards de mer / Et les récits dystopiques des siècles passés se rangent au rayon des contes de fées »

Moderne car empruntant aux champs lexicaux de l’époque, l’écriture déverse ses giga-bits de métadonnées tweetant les assertions qui abolissent les sourires. Parmi ces gouffres d’ombre plasmique, quelques fantômes de poètes surnagent, gardant la tête hors de cette eau synthétique. Ils ont pour noms Moreau ou Michaux.

Les nouveau-nés reçoivent un prénom et un premier formulaire administratif / On disparaît de la longueur d’un souvenir à chaque battement de paupière / En soufflant les bougies éteintes de l’anniversaire du dernier fou rire / Et la possession d’un livre de Michaux est passible de trois ans de prison ferme 

La poésie dès lors devient acte de révolte. Sainement subversive, elle irise les forêts de béton même si elle n’est pas à l’abri de quelque avantage extra-légal. Elle vivote en souterrain, elle est tapie, peut-être dans l’ombre d’un bernard-l’hermite ou d’un morse du Grand Nord. Quand bien même le Nord entretiendrait notre propre tropique du cancer qui nous menace, quelques voix continuent d’électriser nos sens. La langue de Tholomé parvient à capter cette activité électrique pour nous ranimer !

Les nouveau-nés reçoivent un numéro d’identification et une destinée socialement déterminée / On continue la route vers la prochaine nécropole de pièces détachées / En invoquant la grâce sacrificielle des cormorans aux reflets pétroliers / Et la voix de Marcel Moreau résonne dans nos têtes asphyxiées par les bruits du monde 

Rony Demaeseneer

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