Des flots

Un coup de cœur du Carnet

Caroline LAMARCHE (autrice) et Françoise DEPREZ (photographe), Toujours l’eau, juillet 2021, Caïd, 2022, 192 p., 20 €, ISBN : 978-2-930754-35-2

lamarche deprez toujours l'eauDes flots. De boue. De furie. De toxicité. De ravage. Mi-juillet 2021, la région liégeoise, à l’instar d’autres parties du pays, est confrontée à des inondations meurtrières à plus d’un titre. Les images retransmises dans les médias, aussi apocalyptiques paraissent-elles, ne traduisent alors que partiellement l’ampleur de la catastrophe. « À la télé, on ne sentait pas la peur » (Guy) « Le bruit, c’était comme dans un film de sous-marin. Les meubles qui s’entrechoquaient en bas, la déflagration des arbres qui rentraient dans la façade. » (Luc) « L’odeur était terrible. Indescriptible. Une odeur de vieux, de pourri, de mort, de gasoil. Et le bruit… » (Laurent) La Belgique, médusée, assiste à l’engloutissement de maisons, de quartiers, de routes et de ponts, à l’anéantissement de vies entières, à la détresse poignante d’une partie des siens.

Des flots. D’angoisse. D’impuissance. De solitude. De sidération. Cette horreur, seuls les sinistrés, ceux qui l’ont vécue dans leur chair et leurs briques, peuvent réellement l’appréhender. Être réveillés par la montée subite des eaux, appeler à l’aide, essayer de fuir, de s’accrocher ou de s’abriter, sauver ce qui peut l’être, paniquer pour ses proches, rester coincés des heures infinies coupés de tout et de tous, distinguer des corps avalés, penser que c’est possiblement la fin et qu’on ne peut rien faire, si ce n’est attendre du secours, la décrue, Dieu peut-être. « Mon mari était perdu. Il ne sauvait que les photos de famille. Moi j’ai sorti la tortue. » (Liliane) « Trente-six heures dans l’escalier, avec mon chat dans sa boîte. J’avais très mal au dos. Ça a fait remonter tous les malheurs de ma vie. » (Gisèle) « J’ai réussi à me mettre à califourchon sur le muret. J’avais beau crier, il n’y avait personne. Vingt minutes dans l’eau froide. » (Olivier) « Je me suis vue mourir. » (Caroline) Un traumatisme.

Des flots. De tristesse. De colère. D’abattement. De lassitude. Et après… ? Il y a le choc des pertes. Humaines (immédiates ou différées), animales, mémorielles ; celles qui ne souffrent aucun dédommagement. Matérielles ; celles pour lesquelles les compensations financières proposées frisent souvent l’indécence. Il y a aussi l’inconfort du relogement ou de l’habitat précaire, le combat harassant contre les assurances et l’administration, les tracasseries épuisantes. « Maintenant, six mois plus tard, c’est les murs qui tombent, les champignons qui viennent. » (Sabine) « Le pire, c’est les problèmes administratifs. Les banques vous bloquent. Pas une once d’humanité. » (Luc) Il y a enfin le constat de tout ce qui a été et ne sera plus. « Vingt ans à mettre tout mon argent dans ma collection de vinyles. J’en avais trente-cinq mille… » (Thierry) « J’avais douze mille livres et une collection de manuscrits autographes prêts à être confiés aux Archives et Musée de la Littérature. » (Christian) « Mon père était poète, et j’ai perdu tous ses poèmes avec les inondations. » (Michèle) « C’est toute ma vie qui est partie. » (Marie-Rose)

Des flots. D’humanité. De solidarité. De chaleur. D’attention. Car s’il y a une fleur qui a immédiatement éclot au milieu de cette vase, c’est celle de la générosité. Au plus fort des inondations, des hommes et des femmes ont risqué leur propre vie pour sauver celle de personnes (parfois inconnues) en danger. Et les semaines et les mois suivants, des citoyens, de toutes les couches sociales, de toutes les origines et de toutes les régions se sont spontanément organisés pour apporter de l’aide aux sinistrés. « Si vous ne passez pas outre la peur de l’autre, on n’y arrivera pas. La solidarité, c’est sans peur. Des gens de partout, de Charleroi, Bruxelles, Ostende, Bruges… “Où est-ce qu’on peut aller ?” Quand on les voyait débarquer en masse, ça donnait des frissons. » (Samira) La beauté de cet élan soutenu, un combustible pour les âmes…

Des flots. De courage. De volonté. De patience. De détermination. « Faut qu’on continue pour ceux qui sont plus là » (Sabine) « Il y a pire que nous. » (Angela) « Mais eux, malgré tout ce qui leur était arrivé, ils étaient dans la générosité. » (Thierry) Pour chaque traumatisé, un même chemin se dessine : il faut tenir bon, recommencer, avancer. « Il n’y a pas une histoire plus pénible que l’autre, elles le sont toutes. Et on est tous courageux. » (Maribel)

Des flots. De témoignages. D’émotions. De sensibilité. De lucidité. De respect. Voilà ce qui constitue le recueil scriptural et photographique de Caroline Lamarche et Françoise Deprez. Quelques mois après les événements, elles sont revenues sur les lieux et ont récolté avec délicatesse et sobriété la parole et les portraits de victimes liégeoises. Dans un ouvrage nécessaire, empli d’empathie et dénué pathos, puissant de frontalité et de sobriété, elles donnent à voir (en noir et blanc) et à entendre (en fragments) ceux dont on a tant parlé pour ensuite si vite les oublier. Ceux qui continuent leur lente reconstruction. Ceux que nous aussi, nous pourrions devenir si nous n’arrêtons pas d’étouffer nos sols sous le béton et ne repensons pas radicalement nos espaces à travers une inscription respectueuse du social et de l’environnement…

Samia Hammami

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