Léna, Magda et Lui

Jacques RICHARD, La course, Onlit, 2022, 200 p., 19 €, ISBN : 9782875601698

richard la course« Tu n’en as plus ? De l’espoir, tu n’en as plus ? Tu es désespérée ? » Adeptes de la littérature feel good ou divertissante, passez votre chemin. La course, le nouveau roman de Jacques Richard, est aux antipodes de cette veine. On y entre comme dans un sable mouvant et l’on s’y empêtre, aspiré à notre esprit défendant. Comme à son habitude, un peu plus qu’à son habitude, Richard n’épargne pas le lecteur. Non par des jeux d’outrance ou de provocation faciles, cela ne siérait pas à son élégance ; plutôt par un parti pris assumé de limites inconfortablement brouillées. Avec subtilité et subversion, l’auteur aborde en effet un sujet délicat, glauque : l’inceste. Sans jamais se positionner sur le plan de la morale (ni écrire le mot en toutes lettres), il dérange en évoquant, par petites touches d’intériorité croisées, le lien perverti entre un adolescent et sa tante, unis par le sang partagé et un rapport charnel dévié.

Dans des quartiers bruxellois différents vivent deux sœurs, chacune dans son intérieur, sa routine, ses pommes de terre à éplucher comme Jeanne Dielman. Tante Hélène, « Léna », habite dans un immeuble tout neuf avec Claude, son mari, un homme un peu grossier et tripoteur de (jeunes) femmes aux encoignures. Le temps qui s’échappe la fragilise, la tourmente, la blesse, corps et âme. Sa sœur Madeleine, « Magda », mère célibataire, « qui parle comme on se noie » et qui se débat dans ses angoisses et ses dépenses compulsives, vivote, elle aussi, grâce aux enveloppes de son beau-frère chargées de billets et de culpabilisation larvée. Entre les deux femmes, c’est le fils-neveu qui jette un pont, en courant d’un lieu à l’autre, de l’une à l’autre, « centre du cercle de son inquiétude, à perte de vue, à perte d’haleine ». Tous trois, englués dans les non-, mal- et trop-dits, se cherchent, se mettent en question, s’étouffent de liens familiaux malsains.

Richard décompose et recompose des flux de conscience, déroute en passant de la narration intérieure à la narration extérieure, engage dans un mouvement saccadé et déboussolant. Les protagonistes se voient ainsi envisagés à la fois avec distance et intimité. « En entier, si on peut dire entier pour parler de la succession des instants des fulgurances des lenteurs des attentes des déceptions des sommeils des silences des remords des oublis des retraits et des retours dans le bourdonnement des autres, ce vrac jamais trié de la vie. » La course est un roman sensible qui prend au souffle par un sujet incommodant, une prose singulière, froide et lumineuse, ainsi que par des considérations existentielles coupant dans le vif de l’humanité.

Samia Hammami

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