Florence MINDER, Faire quelque chose. (C’est le faire, non ?), Arbre de Diane, 2022, 92 p., 13 €, ISBN : 9782930822228
Actrice et metteuse en scène, Florence Minder co-dirige la compagnie de théâtre Venedig Meer, basée à Bruxelles et qui défend « la fiction comme un lieu de pensées, d’innovation et de survie ». Autrice de plusieurs seule-en-scène, performances et autres pièces en collaboration avec différentes structures, Florence Minder semble trouver le terreau (très) fertile de sa (stupéfiante) créativité dans le collectif, l’hybride, le pas de côté. Faire quelque chose. (C’est le faire, non?) a vu le jour sur les planches de Mars-Mons Arts de la Scène en septembre 2020 ; un « instantané » de cette pièce, saisi à l’automne 2022, a donné lieu à cette première publication de l’autrice dans la collection « Les deux sœurs » de l’Arbre de Diane.
Le caractère polymorphique de l’œuvre de Minder se trouve cristallisé dans ce texte foisonnant qui invite à remettre en question les formules toutes faites et les conventions sociales qui amenuisent le potentiel polyphonique de l’existant (qu’il soit visible ou invisible). Loin d’amoindrir le texte théâtral, fondamentalement mouvant et vivant, l’a/encrage sur papier permet d’ajouter des voix au chœur qui porte l’œuvre : celles de trois préfaces, des notes de fin d’ouvrage, de gratitudes et d’illustrations – autant de souffles qui aident à penser (et donc à faire). Car Faire… travaille la tension entre l’individuel et le collectif, en termes à la fois sociologiques et créatifs. La création (théâtrale) se révèle écosystème, tout comme l’identité se fait fluctuante, plurielle, lorsqu’elle se construit en société – là où nos histoires sont aussi, constamment, celles des autres. Rassemblés dans une galerie-constellation en début d’ouvrage, plus de cinquante personnages interviennent au fil des pages : le soleil et trois nuages, la magistrate Carla del Ponte et une coiffeuse imaginaire, un jeune lézard, Tonie, César, le frère de l’autrice et bien d’autres qui apparaîtront de manière récurrente ou seulement le temps que soit mentionné leur nom – ce qui ne les empêchera pas d’être égaux : « 1 personnage = 1 personnage ».
Pour contrer l’univocité des grands récits absolus que représentent le réalisme/capitalisme/patriarcat (biffez la mention inutile), Florence Minder démultiplie les corps, les langues (du français à l’anglais, en passant par l’italien, l’espagnol et le néerlandais), les voix et les perspectives – un système aussi simple qu’inventif, qui peut ne reposer que sur une pirouette linguistique :
Leer AUB Nederlands ! Mais apprends STP le néerlandais !
[…]
Je mag van woordenschat
veranderen ! Tu peux changer de vocabulaire !
Tu as le droit d’utiliser un autre mot que celui que tu dis depuis 40 ans pour décrire quelque chose.
Au centre de la pratique de l’autrice bouillonne le besoin de créer de nouvelles manières de dire, de raconter nos histoires en sortant d’une certaine forme de réalisme : celui duquel on se réclame quand « notre manière de voir les choses nous emmène vers la catastrophe » (Mona Chollet). Dans toutes les formes que leur donne Florence Minder, les mots sont outils de (re)construction, comme la fiction est espace de (ré)invention (de soi, du monde) avec, en toile de fond, une pragmatique puissante, un désir d’impact dans le quotidien et le collectif. Ce texte fondamentalement drôle est traversé par une forme d’urgence joyeuse à faire/être/créer, à explorer tous les chemins qui relient ces trois verbes – une promenade main dans la main avec le désir : celui, essentiel, de refuser le caractère anti-épique de la vie moderne en combattant le marasme et le fatalisme par la joie et la nuance, par une recherche de la juste distance.
Et pourtant c’est rare d’apprécier le réveil, non ?
C’est rare quand on s’extrait péniblement du sommeil, d’expérimenter vraiment cet instant extraordinaire (qui nous semble pourtant normal) :
Dat ene moment waarop we nog
eens wakker worden L’instant où l’on se réveille encore une fois.
On a un nombre limité de réveils dans la vie.
Florence Minder est un esprit en constante révolution exposant une capacité sidérante à réfléchir sa propre pratique artistique. « Une autrice c’est quelqu’un qui propose des failles fictionnelles », dit-elle. De ces failles, qui chacune représentent « un monde inconnu qui déplace votre expérience de la vie », Minder exhume un imaginaire aussi politique que poétique, une érudition sans fioriture, limpide et prolifique.
Louise Van Brabant