Pierre BLONDEL, Anderlecht-Molenbeek, L’un et l’autre suivi de Sur la route de Lennik, Préface de François Chaslin, Fourre-tout, coll. « Fonds de tiroirs », 2022, 150 p., 18 €, ISBN : 9782930525259
Architecte, ayant à son actif de nombreux logements sociaux à Bruxelles, enseignant à l’École d’Architecture de La Cambre, Pierre Blondel agence deux nouvelles qui, réunies sous le titre Anderlecht-Molenbeek, interrogent son métier, les intrications sociales qui nouent architecture, urbanisme, politique, économie, gestion de l’espace et poésie urbaine. Articulées autour de deux projets immobiliers réalisés par l’auteur et ses collaborateurs dans ces deux communes de Bruxelles (la maison communale à Molenbeek, le complexe de logements, de crèche, de restaurant social à Anderlecht), les nouvelles L’un et l’autre et Sur la route de Lennik interrogent l’imaginaire des lieux, l’évolution des paysages, des styles, des populations à travers le temps, l’arc-de-cercle qui relie l’architecture au passé, au présent et la donne visionnaire qui la projette dans l’avenir. Au travers de personnages que tout oppose — habitants des quartiers, acteurs des projets de construction, pouvoirs publics, spéculateurs immobiliers, comités de quartier…. —, Pierre Blondel retrace des trajectoires humaines et des trajectoires de pierres, des drames sociaux et les nouveaux visages que prend l’urbanisme. Des nouveaux visages architecturaux tantôt accueillis avec confiance, tantôt boudés par les habitants.
L’influence des lieux sur celles et ceux qui y habitent, la manière dont, en retour, les habitants s’approprient leur environnement sont au cœur de ces textes qui mettent en scène les acteurs de terrain, directs et indirects. Le cadre des deux narrations se définit par les voisinages des futurs bâtiments qui seront érigés à Molenbeek et à Anderlecht. L’architecte-détective, c’est d’abord un regard sur la configuration spatiale chaque fois particulière, sur le tissu urbain, les activités économiques, le patrimoine architectural, la poésie des immeubles, des espaces verts, une réflexion sur la cohabitation entre diverses populations, sur l’héritage et la nouveauté.
La ville rêvée par les pouvoirs publics n’a rien ou peu en commun avec celle dont rêvent les entrepreneurs, le secteur privé ; la cité à laquelle les riverains aspirent est souvent étrangère aux projets esthético-sociaux des architectes. Les attentes affectives, poétiques, sociales, patrimoniales des habitants ne correspondent pas aux petits dieux de l’économie, de la planification managériale de villes gérées comme des entreprises. Au carrefour de ces logiques désirantes antagonistes, Pierre Blondel plante des chantiers qui modifient la physionomie des quartiers, qui améliorent ou détruisent la vie des habitants, évoque des faits divers tragiques, l’explosion de gaz à Molenbeek en octobre 2015, des assassinats, des rixes entre bandes rivales. L’enquête policière permet de radiographier, par le biais de la fiction, de l’ironie, le devenir des villes, des environnements de vie, de mettre en lumière les pressions que subissent les architectes et, en sous-main, la logique mafieuse et la vise orwellienne des Grands Projets Inutiles et Néfastes. Que faisons-nous de nos quartiers ? Quels combats victorieux ou défaits opposons-nous à des plans d’aménagement du territoire, aux projets imposés par le PAD (Plan d’Aménagement Directeur), ce nouvel outil d’aménagement de Bruxelles créé par la Région de Bruxelles-Capitale ? Quelles luttes pour la survie des trop rares friches, des espaces naturels bétonnisés depuis des décennies ?
Le cœur de l’affaire, comme toujours chez nous, mélangeait immobilier, droit et politique (…) Les Roses Blanches, quel nom évocateur pour un des derniers grands terrains de la Région bruxelloise (…) Un conflit homérique, apprenait-on, avait opposé pendant dix ans ces trois compères [un holding immobilier] à un groupe d’habitants, ceux-ci bien documentés par toute une série de spécialistes et experts en environnement, des scientifiques ravis d’arrondir leur fon de mois par la consultation privée.
Anderlecht-Molenbeek s’inscrit dans la collection « Fonds de tiroirs » des Éditions Fourre-tout, une collection consacrée à la publication de textes relatifs à l’architecture, qui n’avaient pas pour vocation première de se voir édités. Le geste d’exhumer des fonds de tiroir va de pair avec celui de questionner les enjeux des créations urbanistiques à l’heure de la mondialisation et de dévoiler les coulisses d’une activité qui, de manière décisive pour le vivre-ensemble (ou le périr-ensemble), modèle les villes et les paysages de demain.
Véronique Bergen