Un coup de cœur du Carnet
Isabelle STENGERS, Cosmopolitiques, La découverte/ Les empêcheurs de penser en rond, 2022, 628 p., 26 €, ISBN : 978-2-35925-222-4
Accompagnée d’une préface, « Vingt-cinq ans après », la nouvelle édition de Cosmopolitiques réunit en un seul volume les sept ouvrages publiés en 1997. Dans ces sept ouvrages devenus sept parties (La guerre des sciences ; L’invention de la mécanique : Pouvoir et raison ; Thermodynamique : la réalité physique en crise ; Mécanique quantique : la fin du rêve ; Au nom de la flèche du temps : le défi de Prigogine ; La vie et l’artifice : visages de l’émergence ; Pour en finir avec la tolérance), Isabelle Stengers déplie les « chemins d’une pensée spéculative ». Questionnant la modalité « guerrière » de l’avancée des sciences modernes qui se positionnent en discréditant les discours des concurrents, en dressant la scène d’une opposition entre « ceux qui savent » et la doxa, elle propose une mise en récit de l’histoire des sciences modernes, une perspective dynamique et historique problématisant le rôle politique des savoirs, leurs conséquences pragmatiques.
Sa préface réarticule la controverse qui opposa la sociologie critique des sciences (réduisant les pratiques scientifiques à des conventions arbitraires, des pratiques humaines comme les autres) et certains scientifiques furieux de voir la singularité de leurs engagements ramenée à des « faitiches » (Bruno Latour), prise dans un discours relativiste. La création spéculative d’Isabelle Stengers active un réquisit : sortir de l’aura tragique de « l’alternative qui nous empoisonne : ou bien les sciences sont les pratiques grâce auxquelles les humains découvrent progressivement ce que demande l’intelligibilité du monde, ou bien leur savoir est une simple fabrication humaine ». Ni objectivité en soi délivrée par un savoir neutre, désintéressé délivrant un mot d’ordre universel, ni convention arbitraire, pure construction sociale, les pratiques scientifiques se définissent par ce à quoi elles obligent. L’opérateur d’obligation (« à quoi chaque pratique oblige les praticiens ») définit ce que la philosophe des sciences, professeure émérite à l’Université Libre de Bruxelles appelle écologie des pratiques.
À l’époque de la parution de Cosmopolitiques, la question était de voir comment les scientifiques pouvaient s’émanciper du mythe du progrès, un mythe devenu mot d’ordre qui les césure d’un public jugé incompétent. Comment faire bouger la scène désastreuse d’une opposition hiérarchique entre des scientifiques se présentant comme les représentants d’une rationalité objective, légitimés en droit, ayant en soi raison et un public déclaré ignorant, sommé de se rendre, de s’incliner devant la Science et le progrès qui l’anime ? Un quart de siècle plus tard, alors que la fin du grand récit du scientisme a été actée, la question s’infléchit dès lors que nous assistons à un fait : dans un contexte actuel hostile aux pratiques scientifiques, celles-ci peuvent être détruites par leur absorption dans la logique de l’État et des entreprises. La préface définit les nouveaux questionnements qui sont apparus depuis la première édition de Cosmopolitiques. La divergence entre pratiques scientifiques et pratiques des sciences humaines, pratiques des thérapeutes notamment a vu émerger un nouveau visage depuis que ces pratiques des sciences humaines et sociales ont été mises en question par ceux et celles auxquels elles s’adressent, que ce soient les mouvements homosexuels, ensuite transgenres, les associations d’autistes ou autres groupes qui, refusant désormais de se taire, contestant la manière dont la psychiatrie et la psychanalyse les présentent, ont ébranlé les acquis et les approches théorico-pratiques de ces disciplines.
Collaboratrice d’Ilya Prigogine (Prix Nobel de chimie) dans les années 1970 et 1980, Prigogine avec qui elle a notamment co-écrit La nouvelle alliance, Isabelle Stengers problématise l’hégémonie de la physique moderne, son ambition totalisante, unificatrice, sa prétention de dire le monde en soi. Quatre des sept parties racontent des moments, des événements de l’histoire de la physique, dissèquent le concept de « réalité physique » afin de montrer en quoi il exerce une autorité qui s’impose à tous, qui bâillonne toute autre voie et disqualifie tous ceux qui n’adhèrent pas à la vision d’un monde dont la physique aurait percé l’énigme de façon ultime. La pratique théorico-expérimentale se définit par « l’invention du pouvoir de conférer aux choses le pouvoir de conférer à l’expérimentateur le pouvoir de parler en leur nom ». À côté de la singularité de la réussite des dispositifs expérimentaux, inaugurée avec le plan incliné de Galilée, les pratiques rompant avec les sciences théorico-expérimentales nouent un type inédit d’alliance entre les objets et les humains. Autre manière de dire qu’à côté de la préséance de la méthode expérimentale impulsée par Galilée, des nouvelles sciences de terrain, des sciences narratives, singulières, la biologie inventent des productions de savoir moins vulnérables face au pouvoir, tissent des histoires collectives traversées de devenirs et de proposition de fictions politiques.
L’aventure des cosmopolitiques se clôt sur un appel, paradoxal seulement en apparence, à nous libérer du concept de tolérance, lequel sous sa devanture démocratique, sa vertu non violente, loin d’être d’être synonyme d’un respect mutuel des savoirs impose la toute-puissance de « ceux qui prétendent ‘savoir’ » et tolèrent ceux qui « croient ». Or, « ceux qui tolèrent ne demandent en général pas qu’on les tolère. Ils sont ceux qui peuvent ‘tout comprendre’ mais ne peuvent être remis en question par rien ». Livre majeur qui détricote les arguments d’autorité, le savoir des « experts », le complexe foucaldien du savoir et du pouvoir, Cosmopolitiques métamorphose le champ de la philosophie des sciences, de l’espace citoyen, de notre imaginaire, de nos constructions de possible et délivre une joyeuse production de personnages conceptuels, un mouvement de pensée qui branche production de savoirs singuliers, hétérogènes et productions de modes d’existence entre les formes du vivant.
Véronique Bergen
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