La pharmacie de Marianne

Véronique BERGEN, Marianne Faithfull. Broken English, Densité, coll. « Discogonie », 2023, 116 p., 12 €, ISBN : 978-2-919296-35-4

bergen marianne faithfull broken englishChaque volume de la collection « Discogonie » des éditions Densité s’attache à un album de musique, envisagé comme « le récit sonore du commencement d’un monde propre au groupe de musiciens qui l’a gravé ». Après Patti Smith. Horses paru en 2018, Véronique Bergen contribue pour la deuxième fois à la série, en creusant le (micro)sillon du Broken English de Marianne Faithfull.

Icône du Swinging London, jeune chanteuse  folk, interprète du tube As tears go by co-écrit pour elle par Mick Jagger et Keith Richards, passée dans les années 1970 à une musique plus sombre, interprète de plus de vingt albums depuis 1965, autrice et compositrice de plusieurs d’entre eux, actrice pour Jean-Luc Godard (Made in USA), Patrice Chéreau (Intimité), Sofia Coppola (Marie-Antoinette) ou Philippe Blasband (Irina Palm) : le parcours artistique protéiforme de Marianne Faithfull, sa longévité, les chefs-d’œuvre auxquels elle est associée invitent autant aux longs développements qu’aux gloses superlatives. Collection « Discogonie » oblige, l’essai de Véronique Bergen se focalise sur un seul disque, mais il ne manque pas d’inscrire Broken English dans la trajectoire de la chanteuse.

L’album est le fruit (noir) d’une période de rupture pour son interprète. Désireuse d’en finir à la fois avec la musique « gentiment folk » qui l’a fait connaitre dans les années 1960 et avec sa dévorante notoriété, « elle travaille à se faire invisible, à disparaître des tabloïds, se dissolvant dans le maquis urbain de Soho » et dans la consommation d’héroïne. Lorsque l’album sort en 1979, il signe, dès son titre placé sous le signe du « broken » (le cassé, l’écorché), et  jusque dans la voix même de la chanteuse, la mort de sa période sixties :

Broyée dans l’alambic de l’alcool, goudronnée par la cigarette, la voix douce et lisse a succombé à une overdose de paradis artificiels.

Échafaudé sur la cendre, l’album est pourtant aussi celui de la renaissance de l’artiste. Véronique Bergen tire le fil de cette ambivalence et en expose les nœuds en virtuose. Évitant l’explication, triviale, de la création artistique comme sublimation de la difficulté et de la douleur, elle montre au contraire que l’avènement de Broken English relève de la logique du pharmakon, « c’est-à-dire un élément qui est à la fois poison et remède, intoxication et salvation ». Le concept semble, il est vrai, taillé sur mesure pour la chanteuse anglaise, elle qui explique dans son autobiographie qu’ « On va à la source du mal pour se guérir. Je ne pouvais sortir de mon cauchemar qu’en plongeant au fond du problème » et confère aux drogues qu’elle a consommées en abondance un rôle protecteur :

Elle confesse « je pense que si je n’avais pas pris de l’héroïne, je serais morte », l’héro évitant le suicide, anesthésiant le malaise existentiel, lissant les angoisses.

L’essayiste place sa lecture de l’album sous le sceau du mythe, croisant les figures de Frankenstein et d’Ophélie. Cette dernière, que Marianne Faithfull a incarnée dans un film de Tony Richardson en 1969, se trouve dédoublée entre « une Ophélie morte, noyée » et « une Ophélie phénix insubmersible » – ambivalence toujours. Véronique Bergen insiste sur l’énergie vitale qui irrigue Broken English et qui contrebalance son « énergie noire » : souvent classé dans la mouvance punk, dont il partage certes « l’envoutement vénéneux », il en refuse « la radicalité nihiliste », tant dans la composition musicale que dans le rapport aux arts qui l’ont précédé. 

Chaque plage qui compose l’album fait l’objet d’un chapitre distinct, y compris le standard Sister Morphine, chanson initialement sortie en 1969, mais incluse dans la version de luxe de Broken English. Après une méditation (particulièrement inspirée) sur la sidérante pochette bleutée signée Dennis Morris, le livre sonde les paroles, interroge la musique, met au jour les influences, disserte sur l’art de la reprise de l’artiste (Marianne Faithfull interprète notamment Working Class Hero, créé par John Lennon), ausculte les thématiques récurrentes aussi bien que les spécificités de chaque chanson. Les informations factuelles, nourries par une documentation pointue, irriguent les analyses plus personnelles de l’essayiste.

Le volume une fois refermé, l’envie saisit de réécouter l’album de Marianne Faithfull. Mais reste surtout l’impression tenace de l’avoir entendu autrement tout au long de la lecture, comme recréé par la grâce des mots.

Nausicaa Dewez

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