Tableaux-sonnets

Denis DE RUDDER, Brève histoire de l’art en sonnets, Lettre volée, 2022, 192 p., 20 €, ISBN : 9782873176068

de rudder breve histoire de l'art en sonnetsArtiste peintre, Denis De Rudder délivre dans sa première publication des tableaux textuels qui, empruntant la forme du sonnet, retracent les jalons de l’histoire de l’art occidental de la Grèce antique à nos jours. Ponctué de reproductions d’œuvres, le voyage se tient à la croisée de diverses matières abordées sous un faisceau de manières. Déroulant un fil chronologique qui produit un effet de diapositives, Brève histoire de l’art en sonnets choisit de convoquer des noms d’artistes davantage que des courants, des mouvements, des tendances. S’ouvrant sur le fameux duel entre les peintres grecs Zeuxis et Parrhasios, le recueil aborde les mutations du regard, la question de l’imitation du réel, de la mimèsis, les bougés dans l’expérience perceptive, les contextes socio-historiques, économiques, géographiques de la production d’images. Sous-tendu par l’érudition, porté par un parti-pris résolument subjectif, l’ouvrage dresse en creux les moments, les tournants, les aventures, les motifs, la grammaire des formes qui scandent l’histoire des arts plastiques.

Pour composer ce tableau synthétique, cette ballade en vers rimés, Denis De Rudder use d’une forme versifiée classique, le sonnet, déroule des poèmes de quatorze vers, construits sur une métrique contraignante qui s’octroie cependant quelques libertés. Bâtis en un seul bloc, affectionnant les rimes ABBA-ABBA-BBAB-BA/AB, les sonnets n’épousent pas la division entre deux quatrains et deux tercets. La tonalité des textes qui campent Praxitèle, les peintres italiens du Quattrocento, Raphaël, Michel-Ange, Da Vinci, Le Caravage, Jérôme Bosch, la peinture baroque flamande, espagnole, Vermeer, Goya, Füssli, Turner, Manet, Degas, Duchamp, Malevitch, Egon Schiele, Picasso, Yves Klein, Nikki de Saint-Phalle, Warhol, Tracey Emin, Maurizio Cattelan et tant d’autres affecte souvent l’accent de l’humour, lequel provient de l’usage d’un langage direct, parfois trivial, pétri d’expressions parlées, d’une verve branchée sur une poétique du non-poétique. L’on pourra interpréter ce régime stylistique comme une volonté de désacraliser le royaume de l’histoire de l’art, de produire un effet de décalage entre le fond et la forme, on pourra aussi y voir un ressort didactique qui se tient sous la ligne de la formule baudelairienne que l’auteur place en exergue « Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique » (Salon  de 1846).

Le Bernin a choisi son sujet à dessein
pour suggérer qu’existe un plaisir dans l’ascèse.
En tout cas un prélat lui a donné un blanc-seing.
Cette angélophanie a tout d’une fadaise.
Il paraît que la nonne avait un cœur de braise,
Inutile, je crois, de vous faire un dessin.

Au fil de la traversée des stases d’une histoire de l’art qui s’octroie quelques incursions dans la création extra-occidentale, on découvre les apports visionnaires, les révolutions métaphysiques, esthétiques ou techniques, les ruptures dans la représentation, les manières de faire table rase, d’expérimenter des langages formels inédits. Denis De Rudder nous fait entrer dans l’univers des artistes en établissant des dialogues entre eux, en usant de l’hypotypose, faisant parler la scène représentée dans tel ou tel tableau de Hans Holbein, du Caravage, de Vélasquez, il donne voix aux natures mortes, en interroge le concept et ses harmoniques. La fascination, l’amour le disputent à un discours critique, corrosif, décapant notamment lorsqu’il aborde les œuvres contemporaines, la starification d’artistes bankable, cotés en bourse, au service de la sphère spéculative, du marché intégral qui a avalé l’art contemporain.      

Des réflexions sur les critères du goût, sur leur évolution, leur relativité, des interrogations sur la construction des notions de beau, de laid, de représentation, d’abstraction, sur le lien entre art et pouvoir, art et économie, sur le statut de l’artiste jalonnent cette galerie de tableaux-sonnets au travers desquels Denis De Rudder nous fait avant tout voir et entendre ses passions toutes subjectives pour Van Dyck, Hals, Vermeer, Rembrandt, Vélasquez, Ribera, Zurbaran et d’autres. Ainsi que son appétence pour l’alexandrin qui déroule ses rimes visuelles et sonores, féminines et masculines. L’histoire de l’art vue comme un espace de rencontres fondatrices entre les créateurs, entre ces derniers et les spectateurs.

Véronique Bergen