Clément MAGOS et Damien RUELENS, En roulotte à travers l’Europe centrale. Une errance hippotractée, Partis pour, 2022, 196 p., 13,50 €, ISBN : 978-2-931209-01-1
En roulotte à travers l’Europe centrale. Une errance hippotractée se range dans la collection « Errances » des éditions Partis pour, collection qui augmente fréquemment le texte. Frotter son index sur la trajectoire annotée de la septième page ouvre l’appétit. Plus que de situer spatiotemporellement le voyage annoncé, cette carte stimule nos attentes : dessinée, la trajectoire en roulotte a eu lieu (de la Croatie à la Pologne, en passant par la Hongrie et la Slovaquie) mais ne dévoile rien de plus.
Une sélection d’œuvres, placée après les remerciements finaux, définit rétroactivement le carcan de l’errance : la lignée de conquérants ou d’aventurier.e.s mobilisée, et commentée parfois ironiquement, offre un appui inspirant. Pour Clément Magos et Damien Ruelens, le voyage a débuté dans ces récits, sortes de cailloux-balises à polir. Au gré de la pratique, les apprentissages hippiques s’affineront : le savoir transmis, questionnable et contradictoire, illustre d’ailleurs à merveille l’adage d’une de leurs rencontres croates, selon lequel on est toujours l’incapable de quelqu’un. À leur tour, les deux acolytes laissent une trace de leurs foulées, par le tournage de reportages in situ qui ajoutent une couche réflexive à leur démarche et l’embellissent, et par l’écriture de cet ouvrage. Glissable dans une poche, il appelle au mouvement.
Initialement compacté dans un carnet de voyage perdu par la suite, ce témoignage, traversé par des rythmes contraires, s’autorise l’universalité. Déployé à la hâte, avant que la mémoire ne le lézarde, il parvient toutefois à transmettre un éloge de la lenteur. Rédigé a posteriori, en périodes confinées, il écarte les bras, embrasse le récit d’autres voyages et leur offre une portée philosophique. Sans le vouloir, les deux amis ont fait maturer leurs souvenirs : la mémoire se présente alors dans toute sa merveilleuse sélectivité. Infusée, elle libère une narration alternée, rehaussée d’éclats précis (le récit est rectifié par le comparse), de métatextualité (une histoire mérite d’être racontée) et de performativité (« Ce toast est à notre dernier hôte, mais également à tous ceux que notre sagacité maladroite nous aura permis de rencontrer »). Plus encore, la concomitance de deux rythmes se lit dans leurs déplacements, lents, et leur reconnaissance, rapide, par les autochtones qui les attendent avec des provisions.
Pérégriner à faible allure, c’est ouvrir une large brèche de réflexion sur le langage et redéfinir les paysages par ce prisme, « le pays des noms sans voyelles » désignant la Croatie. C’est aussi formaliser des espaces en des carrés sémantiques : la Hongrie se parcourt grâce à un pentagone langagier (bonjour, lieu, nuit, chevaux, eau) tandis que la Croatie se résume en quatre coins (foin, avoine, alcool et lard). Par ailleurs, l’apprentissage d’une langue laisse augurer le balayement de la certitude d’être compris et l’accès à une performativité fascinante : retenir l’expression Bok susjed (« Salut voisin ») dessine un rapport à l’autre, revient à considérer chaque être vivant croisé comme un voisin. Progresser dans une langue étend les possibles et le recours au « langage universel du cheval » assure de sauter les obstacles. Cette curiosité langagière louable se marque dans l’adaptation de l’orthographe du nom du chiot adopté au fil des idiomes côtoyés.
Amasser des bribes langagières dans une roulotte hippotractée ralentit et affute le regard. Les mois de l’année croates gardent une empreinte animiste et non grégorienne, ce qui témoigne de la persistance de coutumes locales sous le vernis d’unicité catholique de l’Europe centrale. Remonter le temps à bord d’une roulotte est contagieux : les recoins des pays, déroulés lentement, accusent tristement d’anciens conflits et les contacts prolongés avec les habitants dénudent les paradoxes (être convivial et hospitalier n’empêche pas d’être xénophobe et sexiste).
Selon Nicolas Bouvier, placé en exergue, « purger la vie avant de la remplir » est la vertu d’un voyage et les deux aventuriers s’y attellent : leurs certitudes bousculées cèdent la place à d’autres. Il s’agira de ne jamais refuser l’hospitalité, d’improviser et de se remettre en question. Cette errance hippotractée dépoussière un nomadisme salutaire et séduisant et génère un prétexte pour dénoncer l’itinérance à deux vitesses : favorisés, Clément et Damien évoluent presque sans encombre – devant tout de même éviter certains pays – au détriment des Roms que la Hongrie s’échine à sédentariser depuis les années 1950. Précieuse, la possibilité d’ôter la mousse des interstices de nos vies pour les actionner par le mouvement est sous nos pieds.
Fanny Lamby