Poésie, koan et silence

Leo GILLESSEN, Un moment à peine. Kaum ist alle Zeit, Tétras Lyre, coll. « Lyre sans borne », 2023, 108 p., 14 €, ISBN : 978-2-930685-68-7

gillessen un moment a peine kaum ist alle zeitL’esprit et la structure des koan hantent les poèmes courts, die kurzegedichte qui composent le nouveau recueil de Leo Gillessen. Poète né à Manderfeld, lauréat du prix de littérature germanophone en 1993, collaborateur de la revue Krautgarten jusqu’en 2015, Leo Gillessen taille des formes brèves bilingues, en français et en allemand, sans que le principe de la traduction ne règne en maître. Dans la note d’introduction, figure la mention qu’il s’agit de deux recueils, portés par deux langues, unis en un seul livre. Si, parfois, le face-à-face entre les textes adopte l’allure d’une traduction, à d’autres moments, les textes divergent, explorent les questions du temps, du silence, de la réalité et de l’illusion avec leurs moyens propres, leur idiome. Le schème de la traduction se voit déporté une deuxième fois dès lors que la forme et la ligne spirituelle des poèmes en prose s’inspirent des koan, ces brefs supports textuels qui, dans le bouddhisme zen, servent d’objets de méditation. Insérés dans l’univers du bouddhisme japonais, la langue française et la langue allemande vivent à l’heure éternelle d’une sagesse orientale qui, dans sa translation en allemand ou en français, conserve le cœur battant des koan : exprimer en quelques mots des paradoxes, des apories qu’échangent un maître bouddhiste et son disciple.

le moment
c’est tout
        le temps

Zeit ist
         jetzt
     immer

même si nous changeons
l’aspect de la terre entière
le monde lui reste
          indifférent

Die Hand
sucht wie
zu halten doch
der Begriff ist
      leer

Loin d’être une question que le poème creuse en restant sur le rivage de la distance réflexive, le temps et son double, l’éternité, s’offrent comme le milieu à partir duquel l’écriture se déploie. Les îlots textuels forment autant de pierres spirituelles d’un cheminement qui, délaissant le confort de la pensée logique et explicative, s’ouvre à l’au-delà de la connaissance et se laisse traverser par des énigmes, par des points de sidération non lissables par les grilles de l’intelligence conceptuelle.

Articulés sur une poétique du silence (un silence en amont et en aval de l’écrire, un silence du vivre, du dire, du phraser et du lire), les fragments se tiennent dans l’espace-temps menant à l’éveil en direction d’une outre-conscience. Les paradoxes d’un moment qui équivaut au tout du temps, d’un ici qui est là-bas, les tensions entre l’être et l’illusion, entre le dedans et le dehors crèvent la surface d’un plan d’immanence acquis à la contingence des choses.

ce qui est
n’a ni cause
ni raison

La gratuité de ce qui est, l’absence d’un principe de raison nous renvoient également à la mystique d’Angelus Silesius, de sa « rose est sans pourquoi ». Un moment à peine. Kaum ist alle Zeit nous enseigne que la paradoxie n’a pas à être levée : dans le bouddhisme zen, le fond de la réalité est en soi paradoxal. User du langage poétique afin de sonder et de gagner son au-delà n’abolit pas la différence entre les langues. Loin d’être une simple échelle, loin d’être équivalents, le français et l’allemand ont chacun un rapport au monde, une vision des choses, une âme qui leur sont propres. Penser dans un idiome, en français par exemple, présente une tout autre expérience que penser dans une autre langue.  

Véronique Bergen