Hors-champ

Fabienne VERSTRAETEN, V ou la mélancolie, Arléa, coll. « La rencontre », 2023, 136 p., 18 €, ISBN : 9782363083319

verstraeten v ou la melancolieEn avril, la maison d’édition parisienne Arléa publiait dans sa collection « La rencontre » le premier roman de Fabienne Verstraeten, déjà connue des milieux bruxellois de l’art et de la culture.  Intitulé V ou la mélancolie (comme référence explicite au roman de Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance), le roman que propose Fabienne Verstraeten s’inscrit dans la tradition des sagas familiales.

Au départ d’une photographie, prise dans l’immédiat après-guerre, de l’enterrement de son grand-père Aloïs, l’autrice fouille son histoire familiale. Elle l’interroge dans le but de débusquer les causes d’un atavisme bien particulier : la mélancolie.

Exécuté au fort de Breendonk le 13 janvier 1943 pour acte de résistance, Aloïs Verstraeten n’est enterré par les siens que près de deux ans plus tard, lors de l’hiver 1945. Sur la photographie de l’événement, une procession accompagne le cercueil du héros de la résistance locale. L’autrice y reconnait, parmi de nombreuses figures aussi bien intrigantes qu’inconnues, sa grand-mère que la douleur de la perte n’abandonnera jamais, son arrière-grand-mère, sa tante et son propre père, jeune homme triste en qui se concentre le mystère. C’est là, à cet instant capturé, du côté de ce que l’image ne dit ni ne montre, hors-champ, que doit se situer la vérité :

L’image du jeune homme triste a toujours été pour moi le moment clé, l’origine noire de mon histoire. Un trait de chagrin, la forme d’un nez ou le dessin de lèvres boudeuses, une marque désemparée qui traverse les générations.

L’enquête ainsi menée est le principal fil conducteur du récit. Bribes de souvenirs se mêlent au témoignage muet des archives. Fabienne Verstraeten en reconstruit le sens par l’intermédiaire d’une narration par fragments la mettant en scène dans son opération de reconstruction de la légende familiale :

À cette différence près : mon récit ne relate pas la mort des héros (car j’ignore tout des hommes valeureux) ni n’expose les ruines de la fin de la guerre. Il tente de circonscrire ce qui succède à la destruction et s’inscrit de manière obscure dans la succession des générations.

Tout au long de son récit, l’autrice soumet la notion d’héroïsme à la question. L’idée se confronte au réel pour mieux déconstruire le mythe, pour mieux comprendre les désillusions et les amertumes. La vérité se perd au fil des diverses interprétations et ne reste aux yeux du lecteur que l’image lacunaire d’hommes et de femmes qui ont eu à porter le poids d’une histoire trop grande pour eux.

La ville de Jette est le théâtre privilégié de ce roman familial. Dans un style économe et précis, l’autrice en reconstitue la géographie et les époques. Ces dernières s’entremêlent dans les fragments de la narration pour mieux mettre en lumière les stigmates que le temps a occultés. Les événements et les lieux sont ressassés comme lorsqu’il arrive de se perdre en un souvenir. L’autrice les répète et les paraphrase, cherche à les éclairer de nouveaux jours, à les presser pour les ramener à leur essence ; il s’agit d’accéder à ce que ces traces plus ou moins précieuses à la mémoire ne disent pas pour l’exploiter au mieux dans le récit.           

V ou la mélancolie tisse des liens étroits entre réalité et fiction dès l’instant où il s’agit de raconter le hors-champ. En exergue du roman, Fabienne Verstraeten, citant Georges Perec, avertit le lecteur des limites de cette entreprise :

Cela ne veut rien dire, de vouloir
faire parler ces images, de les
forcer à dire ce qu’elles ne
sauraient dire

Une lucidité franche qui confère à cette saga familiale une riche palette de nuances et une profondeur subtile.

Camille Tonelli