Dominique LOREAU, Détonation, Esperluète, 2023, 64 p., 18 €, ISBN : 9782359841725
Rythmé par des photos en noir et blanc prises par l’autrice, le récit Détonation explore les tessitures du visible, les inflexions du réel, des regards, des gestes, des mouvements de pensée, les mutations météorologiques des émotions. Qu’est-ce qui se joue dans nos rencontres avec l’altérité, avec un pays lointain, avec des paysages maritimes, des êtres chargés d’histoire ? Cinéaste, photographe, écrivain, Dominique Loreau dresse un roman qui dévoile la complexité de la réalité, des rapports que nous nouons avec elle, avec les autres, avec nous-mêmes.
Accompagnée par ses parents, une jeune fille débarque au Brésil afin d’y étudier la sociologie. Beauté sauvage de l’océan, favelas s’étendant à perte de vue, enclaves de résidences fortifiées d’hyper luxe au milieu des bidonvilles, ségrégation, métissage, omniprésence de la musique et de la danse, violence de la société, combines et trafics en tout genre des laissés-pour-compte, d’une jeunesse ravagée par le crack… le décor dans lequel baignent les trois protagonistes dont nous ne connaîtrons jamais le nom est planté. Loin de souscrire au célèbre incipit sur lequel Claude Lévi-Strauss ouvre Tristes tropiques — « je hais les voyages et les explorateurs » —, la jeune femme est avide de dépaysement, de vivre ses rêves, de vérifier les mythes auxquels elle croit. Le mythe qui l’attire au Brésil est celui d’une terre de « métissage réussi » dans un « pays d’excès et de démesure ». Peu après son arrivée, au fil des échanges avec des habitants, les coutures du mythe craquent.
Dans ce pays, on n’a pas encore digéré la colonisation, l’esclavage et la dictature militaire. La violence et le mépris se transmettent de génération en génération, mais on les a toujours travestis derrière un masque de fête et de convivialité. Mais tu verras — et il s’adresse à la fille — quand tu iras à Rio ; il n’y a presque aucun noir ni indien dans les universités. Tant qu’on ne veut rien voir, rien ne changera…
Dominique Loreau pratique l’art des glissandos, de l’irruption tout à la fois progressive et brutale, annoncée et imprévisible de l’événement, du drame. La confrontation des touristes avec un pays en pleine mutation, ravagé par la déforestation, où les inégalités socio-économiques explosent, s’opère sous une multiplicité d’impressions, d’observations. La description poétique de l’ivresse sensorielle procurée par les plages, par le mouvement hypnotique de la mer laisse poindre des signes avant-coureurs de la rencontre avec un grain de réel qui a pour nom la conjonction de deux espaces-temps incompatibles, celui des touristes qui symbolisent la richesse, l’oppression, celui de deux jeunes truands en manque de crack. Les teintes des mots, du ciel, les signes de la nature se déportent dans des zones de risque, d’inquiétante menace. La confrontation avec la mort, l’instinct de survie, le mélange de lâcheté et de courage qui s’emparent des parents et de la fille menacés par les revolvers de deux jeunes gens déchirent le récit au même titre qu’ils ébranlent les assises psychiques et existentielles de ce trio qui fait l’épreuve d’une discordance entre le mythe et la réalité.
Pendant ce temps, le père se fait braquer à distance par l’autre gamin qui, arrogant et décidé, hurle comme un démon (…)
Et peut-être aussi, au-delà de ça, dans une obscure pulsion héritée d’une longue histoire immémoriale, vouloir prouver — et se prouver — qu’il peut terroriser des blancs, qu’il peut venger ses ancêtres nés des viols de masse et laissés dans la misère à l’abolition de l’esclavage.
Mais à cet instant précis, ses intentions sont sans doute plus triviales.
Percutés par le réel (« le réel, c’est quand on se cogne » disait Lacan), les personnages sont soumis à un point de fracture qui, à des degrés divers, lézarde leur plan mental, met à mal les certitudes existentielles sur lesquelles ils faisaient fond. Attentive aux bruissements des microperceptions, des microémotions, Dominique Loreau agence de manière souveraine et poétique une fiction qui explore la scène des affects, de l’ambivalence des pulsions, du clair-obscur des désirs. L’avant-drame, le climax de l’agression, de la détonation et la construction d’un après dessinent, sous une guise délivrée du religieux, l’articulation de l’innocence, de la chute et du salut.
Véronique Bergen