Flux de verbe, flux de vie

Un coup de cœur du Carnet

Charline LAMBERT, Quiconques, Illustrations de Thot Thomas, Chat polaire, 2023, 74 p., 15 €, ISBN : 978-2-931028-25-4  

lambert quiconquesChaque livre de Charline Lambert nous conduit dans des régions qui n’appartiennent qu’à elle, au plus loin des écritures préfabriquées et des œillères de la pensée. Avec son cinquième recueil poétique intitulé Quiconques, la poétesse nous convie à fouler des terres pétries d’énigmes et de sensorialité. Le titre donne la tonalité du voyage : l’entrée dans des processus de subjectivation désubjectivante, poreuse, supra ou infra-personnelle. L’écriture entre dans une phase de raréfaction, d’allègement et invente une langue à la hauteur du registre des sensations traversées. Un flux de vie, de verbe relie le lichen et la chair, les rochers et l’humain. Au travers du champ lexical de la violence subie et donnée — potence, piloris, mise en joue, plaie… —, dans l’agencement d’un espace poétique acquis aux flottements du « je et du « tu », Charline Lambert s’aventure dans la concision du minéral, dans les secrets du végétal. Rythmé par les dessins de Thot Thomas (dont le nom évoque le dieu égyptien de l’écriture, Thot), Quiconques délivre une langue-peau tailladée, percée d’alvéoles, orante des blancs dans lesquels elle germe.

Tranche dans le

lacis, la sombre chair
de ton nœud

vif tu ouvres
tes aurores

Trempé dans le vif-argent, le verbe ne s’encombre plus guère de la visée communicationnelle, de la syntaxe des humains. Il fend la page, orchestre l’invasion de la bouche et des nuages, des amours et de la plaie. La poésie sonde l’inconnu, les possibles inouïs de la voix, flirte avec l’atomique, le fissile, dans le court-circuit de pans du vivre, de blocs d’affects et de phénomènes géochimiques.

Se fomentait glaciaire
notre espèce

disparue

C’est depuis la disparition de notre espèce que Charline Lambert écrit, depuis l’évanescence d’une certaine expression millénaire de l’homo sapiens qu’elle fomente une prose cosmique qui réveille les vocables fossiles et invente un espace du dire qui outrepasse les mots. La grammaire passe dans les doigts, les phalanges, la sève, la vie des oursins. Aventurière des confins, Charline Lambert radicalise les territoires de ses recueils précédents, aiguise sa plume afin de s’ouvrir au plus grand dénuement, à un verbe-prière qui s’abandonne à ce qui reste des mots quand on y dépose sa vie. Les référents sont tout à la fois abolis et recréés sous la forme d’entités humaines et non-humaines qui s’interpénètrent, entrent en communication symbiotique. Les polarités canoniques du réel sont soufflées, d’autres rapports, d’autres noces se lèvent. Pour phraser la dissémination-pluralisation des zones de conscience, l’expérience d’une énonciation multiple qui défait la forteresse du singulier et du propre, une autre pratique scripturale s’impose. La voix poétique creuse des lignes rases et rares où l’intérieur et l’extérieur glissent l’un dans l’autre jusqu’à l’érosion de leurs frontières.    

du réel les phalanges
empoignant la

nocturne grammaire

Quiconques laisse affleurer les mondes d’esprits et de matière, d’entités humaines ou non-humaines qu’abrite cette nocturne grammaire. Dotée d’une puissance poétique sans pareille qui fait du désœuvrement du dire une régénération du verbe, Charline Lambert nous plonge dans l’éblouissement. Dans la singularité absolue de son univers.

Véronique Bergen

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