Genèse et formes de pensée et d’action

Un coup de cœur du Carnet

Éric CLEMENS, En étoile. Introduction à la philosophie, I. Le devenir, Presses universitaires de Louvain, 2023, 208 p., 21 €, ISBN : 9782390613114
Éric CLEMENS, En étoile. Introduction à la philosophie, II. La dépense, Presses universitaires de Louvain, 2023, 202 p., 21 €, ISBN : 9782390613398

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Éblouissant parcours en étoile, ressaisie d’une introduction à la philosophie en s’éloignant d’une approche qui exposerait les systèmes et les courants de pensée des origines grecques de la philosophie occidentale au paysage contemporain, En étoile. Introduction à la philosophie se construit autour d’un choix préjudiciel : la voie élue est celle d’un retour questionnant sur le « qu’est-ce que penser ? », une interrogation à laquelle la philosophie se voue depuis toujours et en laquelle elle a condensé son geste.

Dès lors, si penser exige cette double prise de distance face au discours dualiste absolu
(idéaliste ou matérialiste) (…)
et à l’usage courant relativiste
(subjectiviste et historiciste) (…)
– qu’est-ce que penser peut ajouter à notre compréhension et notre transformation, à notre monde aujourd’hui ?
Que penser, aujourd’hui ? Ici et maintenant… 

Auteur d’une œuvre décisive (au nombre des essais La Fiction et l’apparaître, Façons de voir, Le Fictionnel et le Fictif, Pour un pacte démocratique, L’enjeu d’une double Assemblée…, du côté des œuvres littéraires De r’tour, D’après la poésie d’amour…), le philosophe et écrivain Éric Clémens revitalise et met à l’épreuve l’ampleur de la question « qu’est-ce penser ? » en la mettant en tension avec le 21e siècle, avec notre aujourd’hui.

À vif du saisissement que j’ai vécu et qui, depuis plus d’un demi-siècle ne m’a jamais quitté, une mutation de la pensée ne doit-elle pas nous déporter enfin vers le questionnement de la chose qui nous fait énigme ? 

Confrontant la pensée à l’action à laquelle elle est nouée, le diptyque Le devenir et La dépense délivre des réflexions sur le jeu du monde dans lequel s’insèrent les questions de l’humanité, de l’articulation entre formes de langage et réel, de la genèse du symbolique et d’une méditation sur l’existence, son sens, sa liberté (« fictionnelle »), ses forces de création et de destruction.

L’exigence qui sous-tend les deux volumes ne fait qu’une avec l’exigence d’une entreprise philosophique qui, se donnant pour tâche de « penser le réel, le phénomène, le temps, le langage dans leur tension actuelle qui marque le monde — soit l’événement », circonscrit sous le nom d’expérience de pensée Mai 68 l’événement de notre époque. L’événement Mai 68 et son après, ses devenirs, ses suites, ouvre la question bataillienne de la dépense, une notion qui, outrepassant la sphère de l’utilitaire, permet à Éric Clémens de désœuvrer, plus que de déconstruire, les territoires du sacré et du don, de l’émergence du sens, de la justice et du vivre en commun. Si le pivot nietzschéen — la transfiguration nietzschéenne de la métaphysique, du dualisme occidental, de la « haine de la vie » dont témoigne la pensée platonico-chrétienne — forme le cœur du premier volume, Le devenir, c’est le pivot condensé dans le nom de Bataille qui permet au second volume stellaire, La dépense, de déployer ses méditations sur l’art, la liberté, la vérité, le réel et son « sans-fond », la butée sur l’impossible, le nihilisme contemporain, lequel « se marque de l’éco-techno-science effective dans le monde ».    

L’inscription des pratiques de la pensée dans des questions contemporaines se sert de la lecture des textes phénoménologiques, de la différence heideggérienne, de la déconstruction et de la « différance » derridienne, des œuvres de Max Loreau, de Jean-Luc Nancy, d’Hannah Arendt, de Jacques Lacan, de l’expérience poétique de Christian Prigent, de Jean-Pierre Verheggen pour suivre les points de saillance en et par lesquels l’humanité invente des formes de sens, des formes d’existence, une humanité inscrite dans une biosphère animée par les diverses formes de vie sur terre.  

Véronique Bergen