Transmutation des valeurs 

Renaud BOUCQUEY, Rien sur Nietzsche, Samsa, 2023, 165 p., 20 €, ISBN : 9782875934567

boucquey rien sur nietzscheComment un homme peut-il se libérer, quitter la routine, les valeurs de réussite, de travail qu’on lui a inculquées ? Par quel cheminement intérieur, quelle révolution personnelle, en vient-il à changer de vie, à jeter par-dessus bord les charges d’une vie axée sur la famille, l’argent, la performance, le statut social, la promotion immobilière ? Dans son roman Rien sur Nietzsche, Renaud Boucquey campe l’histoire d’un homme, Bruno Tserstevens, qui après avoir été la parfaite incarnation d’un rouage du système, trouve la force de muer, d’entrer dans des devenirs dont les étapes quasi initiatiques réverbèrent les trois métamorphoses qui, dans Ainsi parlait Zarathoustra, composent le premier discours de Zarathoustra.

Les figures poético-symboliques de Nietzsche que sont le chameau, le lion et l’enfant représentent trois métamorphoses de l’esprit qui doit passer par trois étapes afin d’accomplir la transmutation des valeurs et vaincre le nihilisme. De chameau, une bête de somme qui, prisonnière du devoir, du « tu dois », porte le fardeau des valeurs morales, l’être humain doit passer à la figure du lion qui se révolte contre les valeurs de la morale, qui lance un « non » à la face de Dieu et de toutes les idoles, avant de s’aventurer dans un devenir enfant qui, dans l’affirmation des puissances de la vie, s’ouvre à l’amor fati, à l’innocence du devenir, au jeu.  

De Nietzsche, l’auteur adopte la forme perspectiviste, un kaléidoscope de chapitres étagés dans le désordre du temps, où, tour à tour, les voix de Frédéric et Isabelle, les enfants de Bruno, des collègues de travail se cristallisent. Les allers et retours d’une décennie à l’autre, de la rencontre de l’Ostendaise Patricia, du mariage avec Patricia à la carrière dans la marine marchande, la promotion immobilière, tracent autant de cercles agités par un bougé imperceptible. La tectonique de l’existence du protagoniste rencontre moins des crises, des convulsions sismiques, des conversions paroxystiques que des différences de potentiel, des inflexions dans le rapport à soi, à la vie, lesquelles le mèneront au saut final dans la transmutation de son existence. Afin de relancer ailleurs, autrement les dés de la vie, à côté des mues intimes, il faut souvent une rencontre destinale qui prend ici la forme d’une jeune femme, Kimiko.

Éduqué pour travailler dur, gagner, accumuler, augmenter, conserver, transmettre, il avait assumé ses responsabilités, il y avait eu peu de place pour le reste, et maintenant tant de temps à rattraper dans un délai qu’il savait limité.

Spécialisé dans la recherche de lieux de tournage pour le cinéma (de Leos Carax à Steven Spielberg), Renaud Boucquey décrit l’itinéraire d’une émancipation tardive, d’un réveil progressif qui se solde par un plongeon dans l’inconnu, par la redécouverte du corps, des jouissances charnelles, de l’immersion dans la magie de la nature. Genèse d’un autre en soi, accouchement de l’enfant au fil de la formule nietzschéenne « deviens ce que tu es », transfiguration de l’être, dépassement esthétique de la morale et de la métaphysique, outrepassement de la forme chrétienne, réactive de l’humain… la trajectoire de Bruno suit les stases nietzschéennes. Après une longue évolution intérieure scandée par des passages de seuil, l’appel de l’ailleurs qui s’est emparé de lui se solde par le pari pour une renaissance.

Moins de vingt minutes pour rejoindre Bruxelles. Ring de nouveau, plus embouteillé, pour rejoindre la bretelle menant à l’aéroport de Zaventem. Comme un plan longuement mûri. Il abandonnera la voiture sur un des parkings, achètera un « billet d’avion pour Konakri dont il laissera la souche dans la voiture — ça occupera peut-être les enquêteurs — et prendra la navette qui mène à Bruxelles Centrale. Le tout aura pris à peine une heure. Une heure pour tout changer« .  

Véronique Bergen