Éloge d’une pensée  libre

André DOMS, L’œil, Herbe qui tremble, coll. « Trait d’union », 2023, 144 p., 18 €, ISBN : 978-2-491462-73-4

doms l'oeilAndré Doms expose ici, de manière décomplexée, une dimension fondamentale de son parcours de vie en tant que poète, lecteur et traducteur : il invite à une exploration de son monde intérieur, de ses valeurs et de sa conception du poème après avoir livré dans Topiques pour le monde actuel une critique radicale du monde contemporain où, décrivant la régression de notre civilisation d’un point de vue historique et socio-politique, il soulignait l’opposition entre l’univoque et le multiple et prenait position, comme Montaigne, penseur essentiel à ses yeux, pour la diversité et  le métissage : « « On dict bien vray qu’un honneste homme, c’est un homme meslé ».

L’œil poursuit de façon testamentaire la réflexion d’un poète discret mais exigeant, dont le même éditeur avait déjà publié les précédents jalons : Écrits du voyage : Italiques, Balkaniques et Ibériques, Chemins et Anachroniques.  André Doms insiste sur la plasticité mentale, la curiosité et l’ouverture dans le processus d’appréhension du monde et l’exercice de l’imaginaire dont se nourrit la poésie autant qu’un humanisme éclairé. L’image de l’œil fait référence à cette absence d’à priori, à un éveil indispensable de la conscience critique face aux leurres ou aux jugements proposés par tous les systèmes, qu’ils soient religieux, politiques, artistiques, académiques ou socio-culturels. À travers l’évocation d’un certain nombre d’œuvres et d’amitiés poétiques, André Doms se hasarde, selon ses propres mots, « à une analyse, disons libre, de mon parcours psychique, de mes saisons intérieures… ». Il le fait en citant Montaigne dès l’entame du livre et en conclusion de celui-ci, à travers la métaphore du voyage, à la fois expérience de vie spatiale et extérieure, mentale et intérieure car « La Nature nous a mis au monde libres et desliez » et l’œil de l’âme comme du corps s’y exercent à « une continuelle excitation à remarquer les choses incogneuës ». Cette curiosité critique jamais en défaut et toujours adaptative — on pense à la notion du surréel ou encore à l’image-mouvement deleuzienne — est la garantie même du vivant.

Pour comprendre l’enjeu des rapports entre l’un et le tout, la société et l’individu, Doms met en avant deux personnalités majeures de la Renaissance française : Rabelais, le « révélateur matériel de la société globale, de ce qu’elle était et de ce qu’elle aurait dû être, l’abbaye de Thélème » et Montaigne, « révélateur d’une autre réalité, intérieure, du « moi » particulier. » L’un et l’autre opèrent dans leurs œuvres une description bigarrée, nuancée, de la complexité du monde sociétal et de l’univers psychique, sans complaisance avec les limites imposées par l’ordre politique ou religieux de leur époque. C’est aussi cette liberté intellectuelle que Doms revendique, à la fois comme homme et comme artiste. L’introspection à laquelle il se livre et invite son lecteur, son plaidoyer approfondi pour les autres cultures — dans son cas celles de l’Italie, de l’Espagne, des Balkans — est à la fois salutaire sur le plan de la morale personnelle et, sur celui d’un mode cognitif, indispensable à la pratique de son art :

Si les yeux apprennent et (se) trompent, l’Œil fait un essai intérieur où l’humain se soude. […]. Paysage intérieur où une certaine errance n’est pas erreur mais montre la vérité diverse, à la fois libre et contrainte, exposée ou confinée dans le cadre d’un destin également partagé, comme le sont couramment les nôtres [ …].

Il établit un parallèle entre la notion freudienne de condensation, caractéristique du travail du rêve et la transformation de l’idée en situation, c’est-à-dire la dramatisation, qui est à l’œuvre dans le phénomène de l’inspiration artistique. Une logique intuitive, antérieure à toute conscience, préside à l’émergence de toute écriture créative : sa densité n’est pas irrationalité ou obscurité mais clarté plus profonde, « attention plus précise » qui permet au langage de révéler des potentialités encore inconnues et de porter au jour « un paysage intérieur ». Loin de toute pensée binaire ou totalitaire, André Doms nous incite à penser de manière systémique la complexité du monde et de l’Être.

Éric Brogniet

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