Cartographie de la dévoration

Un coup de cœur du Carnet

Maud JOIRET, Marées vaches, Castor Astral, coll. « Poche / poésie », 2023, 9,90 €, ISBN : 979-10-278-0365-1

joiret marées vacheslignes, liquides, liens, grappes végétales
animales de ciment
il faudra délivrer ce qui veut déborder
qui creuse par saillies le thorax
après les yeux

Le nouveau livre de Maud Joiret tient dans une poche et contient un monde. Publié aux éditions du Castor Astral dans la collection « Poche/poésie », Marées vaches assemble textes inédits et parutions antérieures (notamment la très attendue réédition de Cobalt, paru en 2019 aux éditions Tétras Lyre et jusqu’alors épuisé) en un plan à échelle 1 :1 de l’état du monde depuis l’intérieur.

l’appétit prend encore
les fantasmes pour de la viande
crue
le dedans au dehors commence
sa route d’incertitude

Accompagné d’une remarquable préface de Fanny Chiarello, l’ouvrage se fait l’étendard d’une poésie de l’ultra-contemporain portée par une langue qui capture les étincelles au milieu des ruines, attentive aux battements de cœur (et de ventre) sous le béton. Il s’agit d’aller au contact avec le réel : « je cherche l’axe adéquat pour qu’on me percute ». La poésie de Maud Joiret se lit dans le métro ou à la terrasse d’un café, dans un parc entre les pigeons, les bouteilles de bière mi-vides et les chiens extatiques ; sa poésie s’inscrit profondément dans l’expérience de la ville, du vide et du plein entre les corps que les paysages urbains imprègnent jusqu’à la moelle, jusqu’à les remplir de petites particules poisseuses qui détraquent la chimie du cerveau.

Je me plonge à fond dans les scènes / de la vie ordinaire. J’arpente trottoirs / villes bureaux supermarchés / galeries / restaurants trains parcs boîtes soupentes / caves parking coton dentelle latex / toisons rendez-vous conversations / sommeils cuvettes familles amis / boutique sociale toute l’organisation / normée des jours qui se comptent en angles droits / et ça m’épluche les nerfs / tictac supercherie.

Un extrait de Cobalt qui dialogue avec la dernière partie du recueil, CDMX pour Ciudad de México, arpentage sensoriel de la ville comme un grand corps dont on « lèche[rait] toute [l]a peau », thème sans fin ni forme fixe que l’autrice continue à explorer avec toujours plus de singularité et de puissance. Car il y a urgence : il faut écrire pour « […] éviter que les particules se fassent la malle sans que j’aie pu donner forme à quelque chose », écrire pour étancher l’énorme soif (de corps, de langues, de matières) que déclenche à chaque seconde la frénésie explosive qui règle le tempo des existences contemporaines, à contretemps parfois du corps – qui se rappelle alors aux esprits dans un déferlement de fluides et de désirs, lesquels ne respectent aucun horaire, si ce n’est peut-être celui, désordonné, du calendrier perpétuel (du nom de la série de poèmes que l’autrice extrait de l’agenda physiologique d’une personne menstruée).

tourner le rouleau / de la machine à désirs / faire du temps assassiné / un festin pour danser avec / l’idée qu’on se fait de l’amour / de l’abondance et de la vénalité / pour ne plus manger seul·e des glaces à l’italienne des fish cakes et son propre / silence

Les mots de Maud Joiret ont des griffes et des canines pointues qui s’enfoncent loin dans la chair du poème, mordent jusqu’au sang pour ensuite lécher la blessure avec une tendresse déconcertante.  Une écriture intensément sensuelle, transpirante d’une joie provocante qui rafraîchit les idées aussi efficacement que la brise salée des interludes marins qui ponctuent le recueil, petites fenêtres ouvertes sur un horizon dégagé de buildings, chargé de chairs rosies par le vent, électrifiées de désir. Car il n’est rien de plus justement formulé que cette phrase de Fanny Chiarello en ouverture du livre : « les mots et les paysages de Maud ne sont pas les miens je m’y abandonne / je ressens la configuration de son âme sans en comprendre toute la grammaire : pour quoi faire ? ». Il ne s’agit pas de comprendre, ou pas uniquement. Il s’agit de s’abandonner aux sensations que charrient la poésie de Maud jusqu’à saturation, jusqu’à déborder de son propre corps et se répandre sur son prochain dans un élan charnel terrible, un quasi-coup de foudre. Marées vaches invite à se laisser dévorer par le réel et à sortir les dents en retour – que cela soit pour une morsure ou pour un rire.

Surtout : ne pas manquer ce rendez-vous.

je voudrais laver l’affront
fait à l’impureté
en léchant toute ta peau
viens comme tu es surtout
ne sois pas en retard

Louise Van Brabant

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