Martine WIJCKAERT, Sfumato, Arbre de Diane, coll. « Les deux sœurs », 2023, 124 p., 15 €, ISBN : 978-2-930822-28-0
Ce matin, je suis allée chercher du lait entre les bombes. À prix d’or.
Au retour, le chaos du chemin était tel que le lait s’est fait beurre.
Nous y avons frotté nos croûtons amers, ainsi nous vivons dessous les bombes.
« Inestimable don de guerre », premier des trois textes qui composent Sfumato, s’ouvre sur ces mots, ceux des bribes d’un souvenir lointain qui revient à la surface de la mémoire puis se dissipe au fil des pages, laissant s’écouler les phrases comme les couleurs qui s’estompent sur la toile. La maison est détruite, la famille s’est réfugiée dans la cave avec, pour horizon, « la ligne claire » aperçue depuis le soupirail. Par-delà cette ligne claire, les tableaux se succèdent et se superposent : il faut enterrer le corps de celui qui a tenté de voler le lait, traverser un paysage dévasté avec la « sœurette », braver une « nuée d’enfants » pendant que « tout s’effondre comme un château de cartes ». Il faut ensuite retrouver le tableau des Trois orphelins, dernière image fixée par la mère avant sa disparition.
La mort rôde encore dans « Nocturne tendre ». En panne, à la nuit tombée, « elle » s’enferme dans sa voiture et s’endort face aux « ténèbres de la route ». Dans le royaume des chiens sauvages, on l’attend à la cérémonie. Un corbillard vient la chercher. Un petit garçon les rejoint, qu’il faut conduire à l’école. Le « village-rue » est désert.
Dernier volet de ce triptyque, « Paysage » prend place dans « la ville opulente » observée depuis le ciel par la narratrice :
Car je suis devenue cette morte radieuse à l’œil sagace qui survole l’esplanade moderniste de la ville opulente, transi loqueteux butinant sur les vertueux panneaux solaires sommitaux.
La vie a déserté les lieux : « pas de fruits dégoulinants de sucre », pas de « vie biologique élémentaire ». Rien ne se passe, tout est ennui :
Il n’y a plus d’histoire dans la ville opulente, plus d’histoires à lire, plus d’histoires à raconter, plus d’histoires à écrire.
Jusqu’à ce que les éléments s’agitent, les particules se frottent, les enfants se rebellent poussant les chiens veilleurs à s’arrêter net. L’explosion infernale se fait fresque baroque et la « silhouette découpée à la ligne claire » de « l’enfant-chef » surgit dans le ciel. Le souvenir d’un monde qui n’existe plus semble poindre à l’horizon.
Dans un brouillard temporel et spatial, les ombres – parfois incarnées – se croisent et s’associent harmonieusement grâce aux mots de l’autrice. Martine Wijckaert est issue du théâtre, son écriture se lit et se dit : les sons créent le sens. Les mots créent les images aussi. Argentique, sépia, perspectives, anamorphoses et sfumato, les tableaux se succèdent et réinventent des souvenirs nouveaux suscités par les mots.
Composé de trois parties séparées par des illustrations de Sabine Durand et agrémenté d’une éclairante double préface due à Claude Schmitz et Héloïse Jadoul, Sfumato est une œuvre visuelle et sonore autant qu’un objet littéraire.
Laura Delaye