Michel CLAISE, Code Kanun, Genèse, 2023, 262 p., 22,50 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-38201-031-0
Au fil des années, Michel Claise a construit une œuvre romanesque en marge de son activité de juge d’instruction en charge de la criminalité financière, toujours animé du désir de nous donner des clés de compréhension de la société contemporaine. La fiction qu’il nous donne aujourd’hui prend d’emblée un point de vue qui lui est professionnellement familier, celui de Julie Pasteur, une jeune juge réveillée une nuit de décembre vers 2 heures du matin par le procureur qui l’informe de la découverte en pleine ville d’un corps criblé de balles. Nous vivons avec elle et son équipe la journée initiale d’une enquête bien avant les premières lueurs de l’aube jusqu’à la nuit, suivant pas à pas les étapes obligées de la procédure, les contacts avec la police, les premières recherches. Assez vite, l’idée que cet assassinat s’inscrit dans une affaire plus large s’impose : modus operandi des agresseurs, voitures volées, téléphones cryptés, disparition des proches de la victime, rien n’a été laissé au hasard. Débute alors une chasse aux indices dans laquelle rien n’est négligé. Des portes sont fermées, certaines s‘entrouvrent et se referment aussitôt. Les pistes conduiront au port d’Anvers, mais aussi en Colombie et surtout en Albanie, dont la diaspora est le bras armé en Europe de l’organisation. Se dessinent peu à peu les contours d’un réseau tentaculaire associant prostitution, trafic de drogue et blanchiment des capitaux issus de ces activités dans l’immobilier, la restauration. Les commanditaires de cette redoutable machine doivent sans cesse recruter des hommes de main qui exécutent leurs ordres et qui sont grassement rémunérés tout en vivant sous la menace constante d’une erreur dont ils connaissent les conséquences.
En marge de l’enquête, nous en suivons quelques-uns, découvrons leur univers sans pitié. Et nous mesurons que la réussite de ces activités repose aussi sur des acteurs des services privés et publics qui, moyennant rétribution, ferment les yeux, voire facilitent l’activité des malfrats. La véritable course-poursuite de l’enquête tient le récit en haleine, dévoilant des pans nouveaux de cette immense toile d’araignée qui n’a que faire de l’état de droit. La référence ultime du réseau criminel est celle du Code Kanun, dont les règles issues du fond des âges placent la vengeance au centre de la mécanique redoutable. Tout manquement, toute trahison est punie immédiatement et le châtiment – le plus souvent la mort – touche son auteur, mais aussi ses proches, sa famille, quelle que soit sa position, implacablement et partout dans le monde. Le devoir de vengeance s’ensuit, jamais éteint, il traverse les générations et les frontières comme une malédiction.
Michel Claise est décidément un conteur de talent. Une fois de plus, il relève le défi de construire une fable nourrie de son expérience, éclairée par des destins humains, souvent tragiques, et au travers de laquelle il donne à connaître l’extrême complexité de la grande criminalité moderne. Nourrie de l’actualité récente, cette enquête bien évidemment anonymisée donne des clés de compréhension de faits qui secouent encore l’actualité. Laissant derrière lui les simplifications et le sensationnalisme qui marquent trop souvent la littérature policière, l’auteur aborde de front la thématique cruciale de la confrontation entre les valeurs de l’État de droit et celles d’autres codes qui, reposant sur de stricts rapports de forces, permettent d’instrumentaliser autrui, d’en faire commerce et d’exercer un droit de vie ou de mort sur ses semblables. Et, partant, de mesurer pleinement le prix d’une lutte efficace contre la grande criminalité, la lourde responsabilité de ceux qui s’y emploient et l’enjeu sociétal que cet objectif représente pour une démocratie.
Thierry Detienne