« Alors pour habiter ce monde »

Mel MOYA, Mater Dolorosa, Arbre de Diane, coll. « Les deux sœurs », 2023, 116 p., 15 €, ISBN : 978-2-930822-26-6

moya mater dolorosaRetraçant les séismes éprouvés depuis l’enfance, Mater Dolorosa est une pietà poétique de combat dans laquelle l’autrice incarne à la fois la mère et l’enfant, recoud ses propres plaies pour mieux faire face au monde, s’en protéger et l’accueillir. Mater Dolorosa : écrire et parler pour répartir sur les épaules des coupables le poids d’un passé qui pèse comme des pierres, lourdes et tranchantes au fond des poches de celle qui doit avancer à contre-courant pour ne pas sombrer.

Je marche sur mes mort·es
Portée par un sol épineux
Jamais rien ne s’efface
Les traces restent discrètes

Tout au long du recueil revient, lancinante, la question de l’oubli, du tabou, de l’omerta. Il s’agit pour l’autrice de dire ce qui est volontairement tu, d’exiger réparation devant ce qui prend forme par le poème, s’incarne dans le réel à travers la langue. Il faut creuser le langage, en tirer les mots qui feront exister hors du corps les expériences traumatiques, cadenassées sous une peau devenue dure à force d’encaisser les coups, étanche aux larmes comme aux caresses. Dire les mots, écrire inceste. Sortir les mots du puits, alignés en pierres précieuses dans des phrases qu’on dirait longuement polies d’avoir tournoyé toutes ces années dans la gorge de la poétesse – en même temps que très spontanées, directes, précises comme des flèches. C’est là, notamment, toute la force de la langue de Mel Moya, cette puissance de souffle qu’identifie si bien Aurélien Dony dans la préface de l’ouvrage.

Comme un troupeau de sangliers
Qui dévaste tout sur son passage
Et ne demande aucune permission
Toutes ces interdictions
Franchies
Lendemain sur lendemain
Gueule de bois et langue de pute
Adolescence vipère, aspic

L’autrice articule les expériences avec l’assurance tranquille de qui parle depuis le centre d’une vérité implacable, inscrite à l’intérieur du corps comme autant de tatouages secrets. « Si on ne le dit pas, ça n’existe pas / Et pourtant, ça existe ». Les phrases s’enchaînent, percutent les crânes et la ponctuation au rythme d’un cœur obstiné, les mots sont ceux d’une langue fourchue : ça siffle et ça chante en deux parlers qui se mélangent depuis l’enfance, le français et le sicilien, deux langues pour une voix forte, sonore et généreuse. Car il y a de la lumière dans ce premier recueil ardent ; un feu qui chauffe la peau et illumine les coins sombres dans lesquels se dissimulent les visages aimés. Les mots de Mel Moya portent un grand vent d’étincelles qui balaient la terre grise, pour laisser place à celles et ceux dont les mains se tendent au sortir de la nuit.

Je tire pour ne pas que l’on me touche
Et tout me touche
Surtout ce que je n’arrive pas à exprimer

Louise Van Brabant

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