Un coup de cœur du Carnet
Jacques CRICKILLON, Le cycle de la nuit. Régions insoumises, Approche de Tao, Nuit la neige, Létamorphos XIII, Ténébrées, Introduction et postface d’Éric Brogniet, Arbre à paroles, 2024, 358 p., 20 €, ISBN : 978-2-87406-743-3
Indien des chants d’amour, de la pensée cosmique et des guerres poétiques, Jacques Crickillon (1940-2021) est l’auteur d’une œuvre rare, séditieuse, insoumise. Ce voyageur en rupture de ban, cet infatigable arpenteur des énigmes de l’Être a construit et déconstruit une œuvre tout à la fois poétique, en prose, théâtrale qui procède par cycles comme l’analyse Éric Brogniet dans sa somptueuse préface. Le cycle de la nuit, réédition en un volume d’œuvres poétiques publiées par L’Arbre à paroles, s’avance comme la première figure de proue d’une constellation qui comprendra Le cycle de la montagne et Le cycle de l’amour et de la guerre (2025).
Inventeur de mythes qui connectent l’inconscient personnel et le Grand Tout, d’odes poétiques amoureuses qui explorent l’amour comme sortie de soi, comme rencontre avec l’aimée – La Défendue, Hukala, Naïma, Lorna Lherne -, Jacques Crickillon érige la torréfaction du verbe au rang d’étape alchimique, dans la lucidité aiguisée de la colère et du refus de pactiser avec un monde désensauvagé, mutilé. Composé de cinq recueils, ce cycle traversé par la figure de la nuit se place sous le signe du double du poète, ce voyageur-pèlerin qui confronte l’indicible du langage à l’ascension de montagnes tout à la fois physiques et métaphoriques. Dans Régions insoumises, l’érotisme ne fait qu’un avec l’exploration de paysages d’Asie et d’Afrique avant de s’embraser dans Ténébrées en libérant une prière amoureuse qui gravite autour de la figure de la femme aimée, la Lorna de l’Our, Lorna Lherne, hétéronymes de La Défendue, de Hukala, inspirée par Ferry C. comme l’écrit Éric Brogniet.
L’expérience de la solitude, du gouffre entre le poète et la société, les combustibles de la révolte, des tourments, du silence en amont et en aval du dire ne cesseront de se métamorphoser au fil d’une quête créatrice d’une rare exigence, consubstantielle à une modalité de survie qui en appelle à la lumière de l’initiation.
Le Voyageur est la dernière neige, la première feuille.
Le Voyageur est la pierre de glace fleurie. Pour vous, le Voyageur n’est pas
La sève, l’immense palette des formes mutantes et des rythmes, la chair du poème s’affrontent à la nuit. Nuit des corps, nuit du langage, nuit du Tao et de l’adieu au royaume de l’ego. Comme Michaux, Crickillon emprunte les chemins de la haute turbulence, de la déprise de soi, de l’ouverture aux zones de rencontre entre la réalité et le rêve. Rien d’abstrait ni de purement formel dans les mues poétiques vers le dépouillement, le vide et le dénuement : l’outrepassement du savoir est éminemment tactile, charnel, corporel.
Poésie : passage des îles vierges sur le front de la guerre.
Poésie : liberté clandestine aux corridors des abattoirs.
Poésie : robe à la fin effondrée
L’écriture libère des doutes sur ses possibles, sur ses limites, sur ses impostures, elle accompagne sa genèse, son surgissement d’une praxis métapoétique qui ne la surplombe pas. Passage de frontières invisibles, alpinisme d’une parole poétique qui vise le dépassement d’elle-même, le dépassement de l’humain, lyrisme condensé ou stellaire qui génère des « poèmes talismans »… entre oracles et semailles amoureuses, entre avatars du Verbe et communion avec les formes du vivant, avec la nature, l’œuvre de Jacques Crickillon avance son corps de nuit lumineuse qui refuse tout compromis entre le territoire poétique et le corset sociétal.
Véronique Bergen